Littérature française

Philippe Lançon

Robinson sur son lit d’hôpital

Entretien par Sarah Gastel

(Librairie Adrienne, Lyon)

Récit « d’un séjour insulaire et psychique » d’une grande douceur, où l’écriture et la survie ne font qu’un, Le Lambeau, prix Femina et prix spécial Renaudot 2018, enveloppe chaque pensée intime d’une résonance commune et continue à nous renverser de nombreux mois après sa parution.

Dès sa parution en avril 2018, Le Lambeau est immédiatement salué par une critique unanime, décroche des prix littéraires et devient un succès en librairie. En ce mois de janvier, sa sortie en poche prolonge cette destinée éditoriale singulière, couronnée par l’adhésion des lecteurs. Quel regard portez-vous sur son parcours ? Et comment lâche-t-on la bride à un tel livre ?

Philippe Lançon — Je reste surpris par ce que vous appelez son parcours, bien qu’il ne s’agisse pas d’un athlète. Plus le temps passe, plus j’ai l’impression que ce livre a une vie autonome, presque rêvée, donc imprévue et imprévisible, et en tout cas détachée de moi. Mais les réactions des lecteurs et des institutions de toutes sortes restent telles qu’il ne cesse de tirer ma vie à lui. Il m’est donc encore difficile de lui lâcher la bride, bien que je me protège autant que possible, pour ménager mon énergie et mon temps, pour ne pas trop me répéter aussi. J’imagine que c’est lui qui finira par s’en aller et j’espère que son ombre me soufflera vite : « Maintenant, c’est fini, écris, et rappelle-toi qu’au moment même où tu te remets à écrire, je n’existe plus. »

 

Vous êtes journaliste et écrivez des chroniques. Or, dans Le Lambeau, récit intime d’exploration et de reconstruction, vous vous coupez de l’extérieur. Le corps meurtri apparaît comme un accélérateur d’existence. Au fond, c’est de notre rapport au temps dont il est question tout au long de votre ouvrage ?

P. L. — Des rapports de l’esprit et du corps dans leur rapport au temps ; mais ce sont de grands mots et je n’ai rien pensé comme ça en écrivant : j’écris à partir des détails, des situations et des personnages. Ce qui me paraît aujourd’hui curieux, presque triste, c’est que je crois avoir donné le meilleur de moi-même quand j’étais à l’hôpital d’abord, puis, plus tard, quand j’ai écrit ce livre. Une personnalité, une volonté, ce sont des constructions fragiles, des possibilités liées aux circonstances. Les circonstances m’ont permis de développer les miennes d’une certaine façon, en état de suspension. Je ne suis pas certain de pouvoir recommencer avec une telle intensité et une telle distance. Ça ne dépend pas que de moi. Je ne me sens responsable d’à peu près rien.

 

Alors que vous venez d’être « avalé par une fiction » inimaginable, vous écrivez : « Plus la situation devenait extraordinaire, plus je voulais être conforme. » Qu’est-ce qui est dit derrière ces mots ?

P. L. — Une chose banale : que les habitudes et l’éducation – ou le dressage, comme on voudra – ont la vie dure, même aux portes de la mort. On se raccroche aux branches qui flottent pour ne pas couler, et ces branches, ce sont les petits gestes et les pensées minuscules de la vie, celles qui filent en surface. Il faut d’ailleurs avouer que, quand la situation cesse d’être extraordinaire, ce besoin d’être conforme, en tout cas chez moi, ne fait que s’accentuer, même si je sens bien que rien dans la vie ne me permet de l’assouvir. J’en viens alors à regretter les moments exceptionnels, aussi difficiles soient-ils, où je me suis senti libre de tout, à force d’être sous contrainte. Dans la lutte pour la vie, il y avait aussi un certain droit à la médiocrité mais, comme ce droit existait sans restriction, je l’ai finalement peu utilisé.

 

Dans les plis de cette expérience, la lecture consolide vos chambres. Thomas Mann, Kafka, Proust sont vos compagnons de route. Vous racontez d’ailleurs être souvent descendu au bloc avec les Lettres à Milena. Qu’avez-vous puisé dans ce texte ?

P. L. — Une possibilité d’accepter ce que je vivais, sans me plaindre, face à la sauvagerie scrupuleuse et au sourire légèrement diabolique de Kafka. Je pense avoir évité « ce châtiment infernal qui consiste en ce qu’on doive passer encore une fois en revue sa vie avec le regard de la connaissance ». (À Milena, 19 mai 1920.) Mais l’événement m’en a un moment rapproché.

 

Pour clore cet entretien, pouvez-vous nous raconter votre rapport à la librairie ?

P. L. — Je continue d’entrer dans des librairies de neufs ou d’anciens, au hasard, sans savoir avec quoi je ressortirai. J’ai une règle simple, à laquelle je fais rarement exception : quand c’est une librairie indépendante, je ne repars jamais les mains vides, même si j’étais entré les mains pleines. Pour moi, une librairie est comme une de ces « surprises » qu’on achetait dans mon enfance chez le boulanger : un grand chapeau de fée, rempli de papier, au milieu duquel se trouve un tout petit cadeau qu’on n’imaginait pas.

 

De ce livre-phare de l’année 2018, dans lequel l’écrivain et journaliste Philippe Lançon, rescapé de l’attentat du 7 janvier 2015, raconte sa reconstruction, tout a déjà été dit. L’âme et le corps meurtris, le réapprendre à vivre et le réconfort des mots. Le Lambeau, c’est tout ceci mais aussi tout ce que les lecteurs y ont puisé. C’est une œuvre humble, bouleversante et pleine d’autodérision, qui pose les questions essentielles qui affleurent quand le corps est malmené. C’est l’évidence fragile de qui nous sommes.

 

 

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