Littérature étrangère

Jenny Zhang

A bittersweet life

L'entretien par Anne-Sophie Rouveloux

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« C’était ainsi que tout le monde était censé vivre [...] en étant parfait depuis son plus jeune âge, quand il était encore facile de l’être, parce que, disait mon père, attends un peu d’être plus vieille, mais je n’avais pas besoin d’être plus vieille. J’étais jeune et je trouvais déjà ça tellement difficile, putain ! »

Âpre Cœur est le roman choral de sept jeunes filles, appartenant à des familles chinoises immigrées à New York. Nous sommes dans les années 1990 et leur quotidien est extrêmement dur. On peine à joindre les deux bouts et l’on vit dans des taudis infestés d’insectes et de rats. La colère est là, l’incompréhension aussi. Il s’agit de s’intégrer, de se faire des amis et de s’endurcir contre la violence, qu’elle soit dehors ou à la maison. Les voix de ces filles, avec leurs mots vrais, leurs mots crus, nous disent combien il est difficile de grandir dans un autre pays tout en s’interrogeant sur ses origines. Ces héroïnes nous parlent d’amitié, de sexe, narrent leurs histoires cruelles et l’on n’en sort pas indemne. Mais de leurs récits naît une beauté brute, bouleversante. Il est impossible de résister à leur énergie. Car malgré l’adversité, la maltraitance et les déceptions, il s’agira d’utiliser sa rage pour avancer, en gardant espoir coûte que coûte. C’est ça avoir un « âpre cœur ».

 

PAGE — Jenny Zhang, vous êtes née à Shanghai et avez rejoint vos parents aux États-Unis à l’âge de 4 ans. À quel point vous êtes-vous inspirée de votre propre expérience pour écrire Âpre Cœur ?
Jenny Zhang — J’ai essayé de capturer un sentiment, celui d’une jeunesse qui ne sait rien de la vie et qui se retrouve propulsée à l’autre bout du monde. Quand vous êtes un jeune immigré, vous vivez l’exil dans toute son intensité, avec des rush d’émerveillement et de peur. Grâce à mon expérience et à celle de mes proches, j’ai essayé de dire ce que c’est que d’être au monde, avec un corps de fille, dans un environnement qui est souvent plus hostile que bienveillant. Changer de pays, grandir, faire partie d’une famille sont des expériences à la fois personnelles et collectives.

P. — Vos héroïnes sont souvent maltraitées, à l’école ou chez elles, et vous n’édulcorez jamais leur quotidien. Souhaitiez-vous une prise de conscience de votre lectorat ?
J. Z. — Il me semblait dangereux de minimiser certaines choses qui arrivent pour de vrai à de nombreux jeunes. L’enfance est dépeinte comme une période idyllique alors que cela peut aussi être un champ de bataille. Quand vous êtes jeune, vous avez besoin des autres, qu’ils vous montrent le chemin à suivre, mais on sait bien que cela ne se passe pas forcément comme ça. D’autres facteurs interviennent comme la pauvreté, le racisme, la misogynie, la violence, etc. En grandissant, j’ai connu énormément de jeunes filles qui ont été confrontées très jeunes à une certaine violence – qu’elle soit physique, sexuelle, mentale ou même les trois à la fois. Il n’y avait rien de plus fort pour elles qu’un adulte capable d’écouter leurs histoires. Si ce même adulte refusait de les croire, c’était extrêmement destructeur pour elles.

P. — Pourquoi avoir choisi des voix exclusivement féminines ?
J. Z. — J’aime les romans d’apprentissage mais ceux que l’on célèbre mettent en scène des garçons blancs qui deviennent des hommes. Lorsqu’on écrit sur des adolescentes, on est rangé dans la catégorie « littérature pour jeunes adultes », quelque chose destiné uniquement aux plus jeunes, pas vraiment sérieux. Pourtant, qu’est-ce qui est plus profond que la vie d’une femme en devenir ? Nous sommes obsédés par les jeunes filles : on donne de l’importance à leur corps, on fétichise leur innocence, on les violente et on attend d’elles qu’elles soient douces et attentionnées. On les hait si elles sont trop conscientes de leur beauté ou si, à l’inverse, elles se fichent d’être jeunes et belles selon les normes ! Il y a aussi quelque chose de précieux, dans ces années qui précèdent la prise de conscience qu’une adolescente acquiert sur son propre corps et la manière dont les autres le voient. Le mythe de la jeune fille passionne depuis toujours, tout en étant déconsidéré, banalisé. Je voulais descendre cette jeune fille de son piédestal pour révéler sa bizarrerie, sa complexité, lui rendre tout son sérieux.

P. — Âpre Cœur parle aussi de la famille, des racines. La plupart de vos personnages veulent savoir comment leurs proches vivaient en Chine. Est-ce que cela aide pour trouver qui l’on est ?
J. Z. — Tout le monde a besoin de savoir d’où il vient, quelles sont ses origines. Cela donne à notre histoire personnelle une continuité. Mais les traumatismes peuvent aussi passer d’une génération à l’autre, tout comme la volonté de se battre. Les filles d’Âpre Cœur ne se sentent chez elles nulle part mais cherchent désespérément à s’intégrer. Elles ne savent pas ce qu’elles vont devenir mais ne peuvent s’empêcher de s’interroger sur les origines de leurs parents. Elles veulent aussi comprendre pourquoi leurs parents se comportent ainsi en Amérique. Pourquoi leurs parents sont-ils si différents des autres parents américains ? Qu’est-ce qui les a rendus ainsi ? Sont-elles aussi condamnées à être comme eux, craintifs, paranoïaques, traumatisés ?

P. — Le titre de votre livre montre la dualité dans la vie de ces filles : elles se battent pour avoir une belle vie, mais elles n’ont que la violence comme réponse.
J. Z. — Oui, on attend d’elles une certaine douceur, qu’elles ne soient jamais amères. Mais la vie se charge de nous rendre aigries. Pourtant, on aspire toujours à être aimées, on veut toujours être acceptées mêmes si on n’est pas adorables. Il semblerait que les filles, dans mes histoires, aient vécu trop de choses dures pour rester innocentes. Mais pourquoi devraient-elles nécessairement le rester ? J’aime les choses aigres, amères. Elles sont beaucoup plus intéressantes que les choses « douces ».