PAGE — Après le Dictionnaire de la psychanalyse (co-auteur Michel Plon) dont la cinquième édition vient de paraître (Le Livre de Poche), vous nous livrez aujourd’hui ce nouvel opus amoureux. Vous avez choisi des entrées spécifiques, pouvez-vous nous en dire plus sur vos choix ?
Élisabeth Roudinesco — J’ai voulu tenir le pari d’un vrai dictionnaire amoureux : à la première personne et arbitraire. J’ai donc choisi ce que j’aime dans l’histoire de la psychanalyse : ses villes, ses commencements et la manière dont elle s’est nourrie de culture et de littérature en devenant elle-même une source d’inspiration pour les écrivains, les cinéastes, les musiciens et les artistes. C’est pourquoi, j’ai choisi des lieux de mémoire, des films, des mots et des débats, et non pas des concepts, des pays ou des acteurs qui figurent dans l’autre dictionnaire. C’est en quelque sorte un « contre-dictionnaire » ou un dictionnaire alternatif, un abécédaire. Je me suis, par exemple, amusée à faire des listes à la manière de Georges Perec : liste d’injures, liste des maximes de Jacques Lacan, liste de rêves, liste d’objets dans un musée, etc. J’ai également ajouté des citations au début de chaque entrée. Au lecteur de deviner d’où elles viennent. En outre, j’ai évoqué des personnages de romans dont les noms reviennent dans différents livres (Bardamu). Enfin, j’ai imaginé des entrées inattendues. Ainsi, pour auto-analyse, je parle d’un texte de Pierre Bourdieu, Esquisse d’une auto-analyse, beaucoup plus que de l’auto-analyse de Freud qui d’ailleurs n’existe pas. De même, à l’entrée hypnose, on trouvera Joseph Balsamo, non pas le vrai, mais celui réinventé par Alexandre Dumas, comme double de Franz-Anton Mesmer…
P. — La lettre L, entre autres, a retenu mon attention. Vous y évoquez les livres, votre amour de la langue française, votre grand-père libraire et éditeur, et votre père bibliophile. Dans quelle mesure cela a-t-il influencé votre métier et votre vie ?
É. R. — Bien sûr, j’ai vécu toute ma vie au milieu des livres. Mon père était bibliophile et il collectionnait les dictionnaires, avide d’une sorte de savoir absolu. Et, moi aussi, j’aimais les dictionnaires. J’ai toujours vécu avec des gens qui aimaient les livres et ne pouvaient s’en passer. En 1975, j’ai ouvert une librairie, grâce à l’héritage de mon père. Elle prenait la suite de « La joie de lire » et quand j’ai déposé le bilan en 1979, François Maspero, qui était mon éditeur, l’a rachetée. Au bout d’un an, tout a été vendu. Depuis trente ans, je vis avec Olivier Bétourné qui est éditeur et j’ai toujours écrit. En outre, j’ai voulu rendre hommage dans cette entrée aux psychanalystes. Dans tous les pays du monde, ils aiment les livres, ils les achètent et ils ont des bibliothèques dans leur cabinet. Je ne vois pas comment on peut pratiquer l’analyse sans avoir des livres autour de soi. J’ai traité le divan comme un objet d’art.
P. — Par l’inventaire des mots, leur association inattendue mais personnelle, votre dictionnaire n’évoque-t-il pas le principe même de la cure psychanalytique ?
É. R. — Vous avez d’autant plus raison que je n’y ai pas pensé en le rédigeant. Il est exact que j’ai procédé par association libre mais aussi avec cette formidable contrainte : ne pas faire un deuxième dictionnaire. C’est pourquoi j’ai beaucoup tardé. Jean-Claude Simoën a eu la patience d’attendre presque dix ans. Et chaque fois que je voulais renoncer, il me disait : « non, j’attends. » Et puis, après la biographie de Freud, j’ai décidé de le faire. L’entrée René Descartes est en effet un modèle d’association libre puisque je pars des rêves de Descartes que Freud a refusé d’analyser, pour ensuite raconter l’extraordinaire aventure du Cogito commenté par Lacan, Foucault et Derrida : une controverse comme je les aime où les intervenants ont raison chacun à leur tour. Le contraire des débats ridicules où l’on oppose un pour et un contre.
P. — Loin des concepts et acteurs, ce dictionnaire amoureux a l’originalité de rendre la psychanalyse plus accessible et de la présenter sous d’autres angles. Était-ce votre souhait ?
É. R. — Je ne sais pas si c’était mon souhait, mais je voulais m’en tenir à des récits, à une leçon de choses, à des commentaires de livres et de films, à l’évocation de ceux que j’ai beaucoup aimés : Georges Wolinski, Michel de Certeau ou des amis rencontrés et avec lesquels j’ai vécu des moments d’émotion intense, comme à Jérusalem par exemple (entrée Terre promise) et à des voyages à travers les villes que je connais dans le monde entier.