Première sélection du Prix du Style 2017
PAGE — Caroline Laurent vous êtes éditrice depuis 2010 et auteure depuis 2017. Comment cette rencontre avec Évelyne Pisier s’est-elle faite ?
Caroline Laurent — J’ai rencontré Évelyne Pisier il y a environ un an, je venais de recevoir son manuscrit, qui était davantage un témoignage, un récit autobiographique qu’un roman. Cette rencontre a été pour moi un coup de foudre amical comme ceux, peut-être, qu’on ne croise qu’une seule fois dans sa vie. C’était une femme généreuse, intelligente, lumineuse et elle m’a demandé de l’aider pour reprendre son manuscrit et le faire glisser du témoignage au roman. Nous avons commencé ensemble comme deux complices ce travail éditorial, elle me donnait le fond, la trame, elle voulait raconter l’histoire de sa mère et la sienne, une histoire incroyable. Moi je mettais en scène, en forme, je réécrivais ses chapitres que je lui faisais ensuite valider, c’était un travail éditorial extrêmement approfondi, qui a commencé à ce moment-là. Ce qui est un peu particulier, c’est qu’Évelyne Pisier est morte en février 2017, ce jour-là, j’ai perdu une amie, une auteure, un modèle. Elle était mariée à Olivier Duhamel, politologue, et ses derniers mots avant de mourir ont été : « s’il m’arrive quoi que ce soit, promets-moi de terminer le livre avec Caroline ». Quand un tel héritage vous est légué, il faut relever le défi. Je l’ai fait avec mes petits moyens, je suis allée au bout. Et pour elle, avec elle, mais sans elle, j’ai terminé ce livre.
Caroline Laurent & Evelyne Pisier, Et soudain, la liberté (Les Escales) from PAGE des libraires on Vimeo.
P. — Comment ce lien qui vous unit se traduit-il dans votre métier d’éditrice et dans votre vie de femme ?
C. L. — Lorsqu’on rencontre Évelyne Pisier qui était une féministe absolument incroyable, il y a forcément des résonances : elle vous tend un miroir, à vous de vous en emparer et de regarder votre propre vie à la lumière de la sienne. Sa vie est en quelque sorte entrée en écho avec la mienne et surtout avec celle de ma mère. Elle déploie une histoire de femme qui a grandi sous les empires coloniaux, c’était le cas de ma mère, qui est mauricienne. Finalement, cette rencontre a bouleversé ma vie, dans un premier temps parce qu’il y a ce livre, mais aussi car elle m’a appris à regarder autrement le monde, les choses et les femmes, moi qui étais assez désengagée politiquement, en retrait par rapport au féminisme. Je considérais que les choses étaient plus ou moins acquises, j’ai compris grâce à elle que ce n’était pas le cas. Elle m’a incitée à mon tour à participer à cette grande cause.
P. — C’est la famille Pisier qui sert de base à ce roman. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C. L. — La famille Pisier, pour moi, épouse complètement les grands enjeux du XXe siècle. Évelyne est née à Hanoï en 1941, dans cette Indochine coloniale où les riches blancs vivaient dans une sorte d’enclave. À côté, c’était la Seconde Guerre mondiale, la monté du Viet-Minh. Il y a cette deuxième partie romanesque en Nouvelle-Calédonie dans les années 1950, entre le racisme ordinaire et cette vie de carte postale dans ces lagons bleus paradisiaques. C’est aussi une vie de militantisme. Évelyne se retrouve à Cuba dans les années 1960. C’est magnifiquement romanesque, c’est l’histoire d’une femme qui a été fondée, façonnée par sa mère, une épouse soumise, admirative de son mari héros de guerre, maurrassien, pétainiste, antisémite, raciste. Cette femme aurait pu continuer sa vie écrasée par le poids de cet homme. Mais un jour, un livre bouleverse sa vie : Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. À la suite de cette lecture, elle devient une féministe extrêmement engagée et sa vie change complètement ainsi que celle de ses enfants puisqu’elle va les élever à l’opposé des idées d’extrême droite de son ancien mari après le divorce.
P. — C’est un roman très fort où l’émotion est partout mais il y a aussi des moments fous. Quelle est votre anecdote préférée ?
C. L. — Je parlais de Cuba. Il faut savoir qu’Évelyne Pisier a eu une relation passionnelle avec Fidel Castro dans les années 1960, pendant quatre ans. Elle a été à la fois sa maîtresse et sa confidente : ensemble, ils ont échangé beaucoup d’idées politiques dans l’effervescence de ces années-là. Évelyne, via son mari Olivier, m’a remis des lettres d’amour de Fidel Castro. J’ai donc en ma possession ces lettres qui sont absolument lyriques à souhait. Elles commencent toutes par « Mi amor, mi cielo », c’est très romantique. C’est une manière de restituer toute cette époque, cette révolution. Je le dis dans le livre, pour moi la révolution a besoin de deux ingrédients : l’amour et la politique ; et ce sont vraiment les deux piliers de cette passion. C’est un morceau d’Histoire que j’ai entre les mains.
P. — Que pense Olivier Duhamel de ce roman ? Est-il fidèle au vœu d’Évelyne ?
C. L. — Olivier Duhamel a été cette main tendue entre elle et moi par-delà la mort. C’est lui qui m’a annoncé son décès, lui qui m’a rapporté ses dernières paroles si émouvantes. Son avis comptait plus que tout pour moi : je ne voulais surtout pas trahir la mémoire d’Évelyne, je voulais lui rendre hommage sans tomber dans une espèce d’élégie un peu grossière. Il fallait restituer les aspérités de ce destin formidable, la complexité de ces relations humaines, de ce féminisme qui parfois verse dans une forme d’excès. Il fallait nuancer le personnage du père qui, malgré ses idées extrêmes, reste un homme et peut se montrer fragile par moments. Raconter cette famille sans porter de jugements. Par bonheur, Olivier a été touché et bouleversé à la lecture du roman. Pour moi, c’était un immense cadeau.
P. — Votre voix fait, elle aussi, partie de ce roman. Pourquoi ?
C. L. — Après la mort d’Évelyne, j’ai ressenti le besoin d’intégrer un autre récit qui vient ponctuer le premier, par soucis d’honnêteté. C’est moi qui me mets à nu et qui raconte le livre en train de se faire, qui nous plonge dans les coulisses de cette relation auteur/éditeur. C’est une manière d’expliquer pourquoi son histoire a tellement résonné en moi. Je crois que cela équilibre les choses, cela permet de montrer cette transmission qui est au cœur de tout, dans ce roman, de Mona, la mère, à Lucie, sa fille, mais aussi d’une femme de 75 ans à celle d’une femme de 28 ans. C’est une histoire de femmes, mais de femmes engagées qui se donnent les moyens de changer les choses. Pour moi, il y a deux verbes qu’incarne Évelyne Pisier : c’est rêver et agir. Ce n’était pas une femme qui se contentait de grands discours idéalistes, elle agissait. Elle a été présidente du CNL, sous Jack Lang ; c’est elle qui avait fait venir en France Salman Rushdie au moment des Versets sataniques ; c’est elle qui a vraiment eu le courage de soutenir les artistes ; elle a fait beaucoup aussi pour la cause homosexuelle. C’était une femme engagée avec une dose de fantaisie.