Vie littéraire, politique, scientifique, mais aussi philosophique, artistique, religieuse ou économique. La vie intellectuelle française contemporaine est multiple et riche. La vision ici proposée, totalement renouvelée, est celle des spécialistes français et étrangers ayant collaboré à cette somme exceptionnelle. Non pas « réduits à une histoire des intellectuels », les ouvrages suivent une approche chronologique, par périodes, mettant en évidence les problématiques de chaque époque. Dans quels contextes politiques, culturels et sociaux les idées se sont-elles développées ? Avec quels moyens techniques, quels supports ? Quelles figures, quels acteurs ont été parties prenantes ? Comment entendre le rôle des Institutions ? Christophe Charle, historien, et Laurent Jeanpierre, sociologue, redéfinissent les contours de la spécificité française d’aujourd’hui et dénationalisent leur récit. Ainsi voit-on apparaître les constantes et les mouvances du paysage intellectuel français, marqué par sa centralité et par cette seule dénomination : « Patrie des idées ».
PAGE — De quoi cette somme sur la vie intellectuelle est-elle le nom ? Est-ce celui du deuil de l’intellectuel universel auquel vous dites qu’il faut se résigner ? N’est-ce pas aussi celui d’un impératif, d’une urgence à éclairer la vie intellectuelle contemporaine ?
Christophe Charle et Laurent Jeanpierre — Notre projet n’est pas un nouveau tombeau des intellectuels, généralistes ou pas. Notre projet consiste avant tout à réconcilier des formes d’Histoire et de sociologie ou d’analyse des idées, qui se sont de plus en plus tournées le dos, alors qu’elles ont tout intérêt à faire converger leurs efforts. La division du travail entre l’analyse des contextes, l’analyse des groupes, l’étude de personnalités singulières, aboutit à des histoires partielles, incomplètes, qui ne permettent pas de comprendre les processus allant de l’innovation et de l’invention des idées, à leur publication, à leur diffusion, à leurs effets politiques, sociaux, idéologiques à court, moyen et long terme. Nous revenons donc aux fondamentaux des grandes innovations des sciences sociales et historiques, que l’émiettement et la spécialisation des travaux ont oubliés ou laissés de côté. Notre regard n’est donc ni passéiste, ni nostalgique. Il se veut fidèle aux paradigmes qui ont fait l’âge d’or des sciences sociales et historiques des années 1930 aux années 1980. S’y ajoute la volonté d’interdisciplinarité dont témoigne la large palette des collaborateurs (des sciences aux arts, en passant par la philosophie, l’Histoire, la sociologie, la science politique et l’économie), l’ouverture internationale (collègues étrangers), et la perspective transnationale sur les échanges entre la France et le reste du monde. Nous pensons que c’est seulement avec un tel regard que nous pouvons revenir sur des figures historiques d’intellectuels universels ou « total », comme celle de Jean-Paul Sartre, et s’interroger sur le devenir des figures les plus visibles de la vie des idées. Mais notre premier mouvement a d’abord été – soulignons-le – de déshéroïser l’approche de l’histoire de la pensée contemporaine pour en restituer les forces collectives ou plus souterraines.
P. — Si l’intellectuel universel français est mort, à quelle naissance assiste-t-on ? À partir de là, de quoi peut-on se réjouir ?
C. C. et L. J. — Nous ne prononçons pas des jugements de valeur aussi catégoriques. Il faut se méfier d’une telle approche. Notre histoire n’est pas centrée sur le faux problème de la disparition ou de la survivance des intellectuels. Nous observons banalement que le nombre de personnes participant à la vie des idées est bien plus important aujourd’hui qu’hier, qu’il se compte en dizaine de milliers de personnes, qu’il est plus divers (par inclusion tardive et encore limitée des femmes notamment) et que, pour toutes ces raisons, la société intellectuelle d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle qui existait à l’époque d’Hugo ou de Sartre. Les formes de l’universalisme changent selon les époques et chaque période ne les perçoit pas toujours sur le moment. Facétieusement, nous citons la phrase de Goethe (qui nous fait sourire aujourd’hui) selon laquelle « les Français peuvent faire tout ce qu’ils veulent, ils n’auront pas un second XVIIIe siècle ». Le grand homme prononce cette phrase en avril 1830, deux mois après la représentation d’Hernani et les débuts de la révolution romantique ! Il est important de comprendre que les mutations des conditions de production des idées et de l’exercice de la fonction d’intellectuel doivent empêcher de telles comparaisons terme à terme entre « intellectuels » visibles et reconnus. Nous n’établissons pas de palmarès, même si nous montrons les hiérarchies et leurs mutations. Tel intellectuel important à un moment donné peut disparaître totalement de la mémoire de la vie intellectuelle aujourd’hui, ce qui n’empêche pas de reconnaître son influence en son temps. Le chansonnier Béranger à l’époque de Goethe avait plus d’audience que des écrivains canonisés scolairement. À l’inverse, des penseurs méconnus du xxe siècle peuvent être redécouverts aujourd’hui par le biais de nouveaux débats. Nous pensons par exemple aux thématiques sur la critique du progrès technique ou aux thèmes environnementaux.
P. — L’espace médiatique s’est aussitôt emparé des deux tomes de La Vie intellectuelle en France. C’est un événement éditorial en tant que tel, et les plateaux et interviews foisonnent. Que vous inspire cette entrée fracassante, et l’accueil qui vous est réservé, tant dans la sphère publique que dans la sphère intellectuelle ?
C. C. et L. J. — Cela renvoie aux inquiétudes sur le statut intellectuel international des productions françaises, débat qui avait été amorcé par la controverse entre Perry Anderson et Pierre Nora autour de la « pensée tiède », aux thématiques déclinistes diffusées par les courants droitiers ou réactionnaires. Notre livre permet de sortir de ces visions en noir et blanc, et surtout de montrer qu’il s’agit de phases régulières de « dépression » dans la vie intellectuelle française. En 1891 déjà, Anatole France se demandait dans un journal : « Pourquoi sommes-nous tristes ? » Or aujourd’hui, nous considérons la fin du XIXe siècle comme une des périodes les plus créatrices de la vie intellectuelle. Nous donnons des arguments pour penser que nous sommes victimes en partie de la même vision pessimiste, alors que bien d’autres phénomènes soulignent le développement de nouvelles formes de pensée et de créativité. Mais nous n’en avons pas encore pris la mesure faute de recul.
P. — Quel est fondamentalement l’enjeu d’un tel travail ? Et que nous dit-il de l’avenir de la vie intellectuelle en France ?
C. C. et L. J. — Comme tout ouvrage d’Histoire, il ne dit rien directement de l’avenir. En soulignant les permanences de la vie des intellectuels sur deux siècles, mais aussi ses mutations et ses cycles, il permet sans doute de mieux situer notre présent et de toucher du doigt les limites de nos idées et de notre créativité. C’est peut-être l’un des nombreux enjeux de ce travail : comprendre, par l’enquête historique les contraintes souvent invisibles qui pèsent sur les activités de l’esprit et qui sont généralement déniées par le discours sur les chercheurs et les créateurs, lorsque ces derniers se représentent en héros.