Selon une enquête de l’Institut national de l’audiovisuel, en dix ans, le nombre de faits divers évoqués au cours du journal télévisé des différentes chaînes a augmenté de 73 %. Ce constat en dit long sur l’état des médias français, mais également sur notre société. En effet, si le sensationnel a pris le pas sur la pure information – et sur la vie politique d’une façon plus générale –, c’est avant tout pour répondre aux attentes d’un public toujours plus avide de stimulations sonores et visuelles. Face à cette manipulation des émotions, le simple recours à la raison peut-il suffire à renverser la situation ? Pour Pierre Le Coz, professeur de philosophie et ancien vice-président du Comité national d’éthique, la solution est à trouver dans un subtil mélange entre nos meilleures émotions et la raison, ce qui nous permettrait, à terme, de ne pas « moins » mais « mieux » ressentir. Un essai essentiel pour comprendre les débats qui agitent notre société, sans le prisme des manipulations médiatiques, et y prendre part avec justesse et à-propos.
Page — Pendant plus d’une semaine, les médias ont rivalisé de formules chocs pour parler du nouveau roman de Michel Houellebecq, Soumission. Cette surmédiatisation concernant une œuvre de fiction semble être l’exemple parfait de ce que vous dénoncez dans votre ouvrage, Le Gouvernement des émotions, sur la façon dont les médias manipulent nos émotions.
Pierre Le Coz — On pourrait croire que nous sommes revenus à une époque bienheureuse où la sortie d’un livre pouvait faire événement. En réalité, quand on regarde de près les critères de sélection des ouvrages à sensations, on se dit qu’il n’y a guère lieu de se réjouir. C’est la charge polémique d’un ouvrage qui prédomine, ce n’est pas l’originalité de son contenu ou son génie stylistique. On ne sait même pas, au demeurant, si l’auteur a vraiment voulu que sa fiction soit « polémique », nous n’avons même pas eu le temps d’en juger par nous-mêmes. D’autres en parlent avant tout le monde pour faire le « buzz », sans même qu’on sache s’ils l’ont lu eux-mêmes. Dans cette confusion, Houellebecq se retrouve comparé à Éric Zemmour ou à Valérie Trierweiller, ce qui n’est guère à son avantage car ces derniers sont tout ce qu’on voudra sauf des écrivains. La majoration du critère émotionnel dans la sélection des livres répercutés par les médias se traduit par une indifférenciation des genres et des talents. La « starification » d’un écrivain tend à lui faire perdre son aura, avec le risque que sa popularité jette un discrédit sur l’ensemble de son œuvre. Déjà les universitaires français délaissent Houellebecq et la tendance ne peut que s’accentuer. La surmédiatisation d’un œuvre entraîne aussi un coût d’opportunité : combien de livres passés sous silence pour la promotion d’un seul ?
Page — Cette rentrée littéraire, à bien des égards, nous parle de notre société et en dévoile les faiblesses ou les travers. Comment, à votre avis, doit-on lire une fiction ?
P. L. C. — La fiction est par essence équivoque, elle joue avec les catégories du réel et de l’imaginaire. C’est ce qui la rend intrigante et captivante. Elle est une manière détournée d’approcher la complexité du réel, d’accéder à l’essence des phénomènes, au même titre que la science, la philosophie ou l’Histoire. Les personnages des fictions évoluent dans un autre monde, mais nous pouvons entrer dans leurs histoires, nous projeter dans leurs passions. Bien que nous soyons transportés ailleurs, nous sommes saisis par un effet de vérité. La fiction n’est pas une radiographie fidèle de notre monde, mais elle porte l’empreinte des préoccupations qui traversent une époque. Selon la remarque du philosophe Hegel : « tout homme est fil de son temps, il ne peut pas sortir du temps plus qu’il ne peut sortir de sa peau ». Qu’il le veuille ou non, un écrivain est le témoin de son temps, de ses interrogations et de ses contradictions. Un auteur comme Houellebecq parle des impasses de notre culture, du vide de l’intériorité d’individus désorientés qui ne forment plus un corps social, mais un assemblage de « particules élémentaires ».
Page — L’attentat contre Charlie Hebdo et les prises d’otages tragiques qui ont suivi interviennent au beau milieu de cette fièvre médiatique. Les réactions sont évidemment vives après ces événements. Qu’est-il, à votre avis, légitime de ressentir dans ce type de situation ?
P. L. C. — Face à des images d’une grande cruauté, il était naturel de ressentir des émotions fortes, comme l’effroi, la consternation ou la colère. Dans mon ouvrage, j’ai décrit les émotions comme des révélateurs de valeurs. Nous en avons eu une illustration éclatante à travers les réactions massives de soutien, non seulement en France, mais aux quatre coins du monde. La mobilisation internationale témoigne de la vigueur avec laquelle des émotions telles que l’indignation, le respect ou la compassion sont capables de réveiller notre attachement aux valeurs universelles qui rendent possible la vie en société : la liberté, la sollicitude, l’égalité en dignité de toutes les personnes. Les libraires ne peuvent que se sentir concernés au premier chef par ce qui s’est passé. Car le fanatisme s’immisce plus aisément dans les vies auxquelles il manque les livres et l’instruction. L’attentat de Paris nous rappelle à quel point le livre nous est précieux. Plus que jamais, nous avons besoin des livres pour exercer nos capacités de compréhension et d’esprit critique. Au Niger, où se sont exprimées des violences meurtrières contre la France après la une de Charlie Hebdo consacrée à une caricature de Mahomet, plus de 80 % de la population est analphabète.
Page — Quelles sont, a contrario, les émotions dont il faut se méfier ?
P. L. C. — Je pense que dans la couverture médiatique de l’attentat, on a vu transparaître une forme obscure de jubilation noire et de délectation morbide. Il y avait parfois une manière excessive de tenir le public en haleine, en jouant sur les ressorts du voyeurisme, comme si l’on assistait à une série policière à suspense. Les journalistes connaissent les ressorts de captation du public : les gens veulent savoir, certes, mais ils aiment aussi voir, juste pour le plaisir de voir, de se repaître du spectacle de victimes qui sont livrées en pâture. Tous les gosses des collèges sont allés regarder sur Internet les images du policier abattu à bout portant.
Page — Les médias et le monde politique, que vous fustigez dans votre essai, ont-ils eu de votre point de vue une réaction appropriée face à cette tragédie ?
P. L. C. — Oui, je trouve qu’il se dégageait une impression d’authenticité. Les politiques qui, d’ordinaire, ne ratent pas une occasion d’attiser la polémique, ont eu une attitude digne et mature. Ce fut un moment d’unité nationale d’une rare sincérité. Nos politiques ont fait honneur à leur fonction. Le Premier ministre a exprimé son indignation avec une grande éloquence. S’agissant des journalistes, je serais plus nuancé, même si on peut dire que, dans l’ensemble, ils se sont montrés à la hauteur de l’événement en trouvant souvent le ton juste pour parler avec gravité de ce qui est arrivé. Je ne pense pas qu’il y ait eu de graves dérives, mais j’ai tout de même regretté certaines séquences de type « actu en direct » qui m’ont mis mal à l’aise. La prise d’otages était relayée en direct, comme si les journalistes étaient eux-mêmes partie prenante de l’événement, comme s’ils étaient aux côtés (ou en travers?) des forces de l’ordre. Dans l’affaire de l’hyper casher, certains reporters ont pris le risque de divulguer des informations qui auraient pu servir le preneur d’otages. Du reste, le conseil supérieur de l’audiovisuel a appelé les médias à « agir avec le plus grand discernement ». Parfois, dans ce brouhaha médiatique, on se demandait si on était toujours dans l’information ou dans la quête effrénée du dernier scoop : divulgation de noms d’agresseurs présumés dans la presse, de l’identité des otages, images des blessés de l’attentat, interview téléphonique avec le preneur d’otage, relais de rumeurs et de spéculations sur les réseaux sociaux…Un magazine à grand tirage a fait sa « une » sur l’image du policier tué à bout portant, sans respecter le temps de deuil de la famille, allant même à l’encontre des souhaits exprimés par les proches. Un journal a titré sur une prétendue augmentation du taux de consommation d’anxiolytiques qui n’a jamais existé. Force est de constater que la ligne blanche a donc plusieurs fois été franchie.
Page — Et que doit-on attendre d’eux à l’avenir ?
P. L. C. — Il faut désormais passer à la réflexion, car l’émotion n’a de sens que lorsqu’elle fertilise les débats. Il faudra affronter loyalement les dilemmes et ne pas s’enfermer dans des certitudes closes. Politiques, journalistes et citoyens, nous devrons aborder certains conflits de valeurs. Ainsi, tout le monde est attaché à la liberté dans notre culture, mais il serait déraisonnable de ne pas prendre en compte le respect des croyances des autres. Nous ne pouvons pas nous borner à dire : « c’est comme ça et pas autrement », comme si nous étions les maîtres du monde. Max Weber a parlé d’une « éthique de responsabilité » qui doit tempérer « l’éthique de conviction ». Il faut vivre avec les autres, tenir compte de l’émotion des musulmans à travers le monde. Depuis les réactions à la publication de la caricature de Mahomet, je me demande si nous ne sommes pas entrés dans une nouvelle temporalité, une forme de gouvernement mondial des émotions, via les sites électroniques. Nous nous rendons compte que la planète entière est interconnectée, que les croyances et les informations qui circulent peuvent se répandre comme une traînée de poudre, générer des mobilisations massives et des exaltations collectives susceptibles de s’embraser. Internet est un instrument de propagande redoutable et se trouve désormais au cœur des enjeux géopolitiques. Le risque est qu’Internet devienne le véhicule d’émotions belliqueuses à grande échelle, qui entraînerait l’humanité à sa perte.
Page — Si le propos de Page des libraires est de donner la parole aux libraires concernant leur choix de lectures, auriez-vous un livre à nous conseiller en ce moment ?
P. L. C. — Par les temps qui courent, je recommande de relire L’Avenir d’une illusion de Freud, (« Quadrige Grands texte », 2004, aux PUF). C’est un essai philosophique stimulant, qui s’interroge sur ce qu’est la culture, sur les contraintes que doivent intégrer les hommes pour passer de la sauvagerie à la civilisation, sur leurs difficultés à se soumettre aux interdits qui fondent la vie en commun. Freud analyse aussi les ressorts affectifs de la croyance religieuse. Pour décrypter l’actualité, rien de tel que de prendre du recul, de revenir aux auteurs de la tradition qui nous ont légué des réflexions toujours d’actualité sur les croyances et les illusions humaines.