PAGE : Votre livre se compose de treize histoires plus ou moins liées, dans lesquelles votre personnage principal, Olive, figure soit en tant que protagoniste, soit en tant que narratrice. Il aurait aussi pu être écrit sous la forme d’un roman classique. Aviez-vous prévu d’écrire Olive Kitteridge de cette manière ou cette idée vous est-elle venue peu à peu ?
Elizabeth Strout : J’ai écrit la première histoire, « Une petite secousse », comme une entité indépendante, mais en la terminant, j’ai compris que j’allais écrire un livre composé de plusieurs récits, dont Olive Kitteridge serait le personnage principal. J’ai vu tout de suite quelle forme allait prendre mon livre. C’est inhabituel, mais ça m’a certainement été très utile pour la suite ! Au cours de la rédaction, j’ai aussi pris conscience que trop parler d’Olive serait pesant pour le lecteur – et pour moi. Je me suis donc étendue sur les vies des autres habitants de la ville. Cela permettait au lecteur de faire une pause en n’étant pas trop obnubilé par Olive, et puis j’ai toujours été fascinée par les points de vue éclatés. Nous avons une image de nous différente de celle que perçoivent les autres, et lorsque nous vivons dans une communauté, petite ou grande, les membres de cette communauté nous voient à leur manière. Je voulais donc essayer de saisir cette perception de l’être humain.
P. : A-t-il été difficile de déterminer l’ordre dans lequel sont présentées vos histoires ou s’est-il imposé à vous ?
E. S. : Je n’ai pas écrit les histoires dans l’ordre où elles apparaissent au cours du livre. Comme j’ai travaillé sur ces histoires simultanément, je les ai compilées et les ai regardées prendre leur forme définitive. J’avais loué un cottage sur la côte du Massachusetts afin de mettre un point final à la rédaction et c’est finalement là que le livre a émergé en tant que « tout ». Quand j’ai fait mes valises pour rentrer à New York, j’ai mis ma pile d’histoires dedans. Une fois chez moi, je me suis rendue compte que je les avais ordonnées inconsciemment. Elles sont présentées dans cet ordre-là. D’une certaine manière, j’ai compris quel serait mon schéma narratif en compilant mes histoires.
P. : La petite ville de Crosby dans le Maine est un personnage presque aussi important qu’Olive elle-même. Vos deux autres romans (Amy et Isabelle et Abide with me) se situent également dans le Maine. Quels sont vos rapports avec cette région ?
E. S. : Je suis née et j’ai grandi dans le Maine où les familles de mes parents sont implantées depuis plusieurs générations – depuis 1603 du côté de ma mère. J’ai donc été élevée dans une famille extrêmement fière de ses origines – un sentiment de fierté que je ne ressentais pas moi-même. Le sentiment d’appartenance à un territoire n’est peut-être pas aussi important pour ma génération. J’ai déménagé à New York à l’âge de 28 ans et j’y ai toujours vécu depuis. J’adore New York, mais le Maine fait partie de moi… et de mon œuvre.
P. : Parlez-nous de la vie dans une petite ville. Dites-nous comment se sent Olive à Crosby.
E. S. : Pour moi, vivre dans une petite ville signifie renoncer à une part de sa vie privée. Les habitants, qui n’ont pas grand-chose à faire d’autre, se passionnent pour les allers et venues de chacun, pour les mille et un événements qui sortent de l’ordinaire… Olive elle-même vit de cette manière – elle n’a connu aucun autre mode de vie. Mais sa forte personnalité fait peur et intrigue peut-être.
P. : Vous abordez des thèmes difficiles, comme le suicide, l’amour contrarié, la dépression, la vieillesse, la maladie ou le manque de communication. Olive elle-même est confrontée à nombre d’épreuves. Son mari est paralysé à la suite d’une attaque et son fils, Christopher, ne veut pas rentrer dans le Maine. Malgré ces épreuves, votre personnage montre une grande capacité à la compassion et au bonheur. Où puise-t-elle sa force ?
E. S. : Je pense qu’Olive puise sa force en partie dans ce que j’évoquais tout à l’heure, son caractère et ses origines. Les habitants du Maine souffrent d’isolement, du froid, beaucoup sont pauvres. Olive porte tout cela en elle, bien qu’elle ne soit pas spécialement pauvre – ni riche d’ailleurs. Mais ce qui nous fait être ce que nous sommes est aussi un mystère pour moi, et j’aime la part de mystère que recèle chaque être humain. La vie – et les aléas dont elle est émaillée – nous change aussi. En observant les gens plus âgés, je me suis souvent dit que soit on s’améliorait en vieillissant, soit on devenait amer. Je ne sais pas pourquoi certains sont capables de grandir et d’autres pas. Olive, elle, en est capable : elle a des qualités d’empathie… surtout si le problème ne la touche pas de trop près, comme avec son fils. Elle est beaucoup trop proche de lui pour mesurer ce qu’elle lui fait subir.
P. : Avez-vous un personnage ou une histoire favorite ?
E. S. : J’ai un faible pour Harmon dans « L’Affamée ». Pourquoi, honnêtement, je n’en sais rien ! Je suppose que c’est parce que c’est un homme, que ses fils lui manquent et qu’il est confronté à une décision extrêmement difficile qu’il n’aurait jamais imaginé devoir prendre un jour. La vérité, c’est que j’ai un faible pour tous mes personnages.