Pouvez-vous nous présenter ces veilleurs et nous dire comment vous les avez rencontrés ?
Taina Tervonen Marie Cosnay me contacte, me dit que des bateaux disparaissent entre le Maroc et les Canaries. Les secours, quand ils arrivent, tardent et, souvent, il ne reste plus rien, aucune trace du bateau qu’on sait parti. Elle veut alerter la presse. Ils sont quatre autres veilleur (Salyou, Maria, Hervé et Marie Dupont) et forment un réseau informel, hors structure associative. Ils reçoivent des appels de détresse, alertent les secours, suivent, veillent. C’est comme ça que je me suis retrouvée à les appeler les veilleurs. Ils veillent sur les bateaux, jusqu’à ce qu’il y ait sauvetage. Ou naufrage.
Ces veilleurs apparaissent en effet comme des phares. Comment se sont-ils retrouvés à faire, ensemble, ce qui semble une vocation ?
T. T. Eux appellent ça « leur travail ». Ils vivent entre l’Europe et l’Afrique. Marie Dupont reçoit les appels depuis les bateaux : elle est sur « la ligne de front ». Son téléphone est allumé en permanence, sonne tout le temps. Elle a une connaissance très précise du terrain. Salyou, au Sénégal, a fait des études maritimes, connaît bien la mer et a d’abord voulu la traverser lui-même. Aujourd’hui, il donne des indications sur la sécurité en mer. Il y a Hervé : quand il reçoit des appels de détresse, il transfère les informations à l’association Alarm Phone, un réseau de bénévoles. Lors d’un naufrage, Hervé répertorie le nombre de personnes disparues. Il partage l’information sur ses réseaux pour que les familles puissent le contacter et se soutenir. Maria, espagnole, répertorie sur son ordinateur tous les naufrages : la date, l’heure du départ, d’où est parti le bateau, combien d’hommes, de femmes, d’enfants, vers où se dirigeait le bateau, le dernier contact. Elle produit des archives. La cinquième veilleuse, Marie Cosnay, vit à la frontière franco-espagnole, une frontière marquée par un cours d’eau, dans lequel des gens se noient, à nos portes, littéralement. Elle identifie les corps pour que les familles puissent avoir l’information du décès de leur proche. C’est un réseau de connexions et de liens impressionnant qui est à portée de téléphone. Ils n’ont pas autre chose que ce que nous avons tous dans notre poche : un smartphone.
Dans son témoignage, Marie Dupont vous dit : « Je crée des liens, ça les sauve et ça me sauve. » Comment cette phrase résonne-t-elle en vous ?
T. T. Je crois que ce dit cette phrase, c’est à quel point on a tous besoin de liens. Pas seulement les gens sur les bateaux – bien sûr ils ont besoin d’un lien, que quelqu’un vienne les sauver, c’est une question de vie ou de mort. On a besoin de lien nous aussi. Ce lien qu’on décide d’entretenir – parce que c’est une décision – demande du travail, du temps, de l’engagement. Il permet à notre humanité de subsister. Cette humanité n’est pas quelque chose qu’on peut compartimenter, la dénier aux uns, la réserver aux autres. Quand on dénie l’humanité aux disparus, on touche à notre humanité à tous.
Il y a une autre phrase de Marie Cosnay. Elle dit que pour les disparus de la migration, l’espoir de retrouver un corps est très rarement permis. Tout ce qu’on peut rapporter, c’est un récit et un récit exige un messager. Êtes-vous la messagère ?
T. T. Je pense qu’on ne mesure pas toujours la gravité de ce qui se passe dans le contexte de la migration aujourd’hui. Les archives que constitue Maria, par exemple, sont les archives de demain, pour les familles mais aussi pour nous, les générations futures qui, un jour, se demanderont comment tout cela est arrivé. J’espère que ce livre fera aussi office d’archive. Je ne sais pas si je suis une messagère. Peut-être une porte-voix pour ces veilleurs qui m’ont fait confiance ? J’aimerais en revanche que ce livre devienne un porte-voix pour les familles qui attendent. Qui attendent le corps qui ne viendra jamais, qui attendent le récit qui peut-être ne viendra pas non plus. Ces familles qui sont bien plus nombreuses qu’on ne le pense.
C’est un livre d’une humanité incroyable qui propose aussi un autre possible, celui de la solidarité.
T. T. Pour moi c’est un livre plein d’espoir. En écoutant ces veilleurs, je me suis dit que ça valait le coup de continuer.
Taina Tervonen est journaliste et travaille depuis longtemps sur les questions migratoires. Depuis plusieurs années, elle mène un travail de documentation et d’enquête sur les personnes disparues en Méditerranée, lors de traversées pour rejoindre l’Europe. Dans ce livre magnifique, Les Veilleurs, elle interroge les motivations de ceux qui partent mais aussi de celles et ceux qui accompagnent les départs. De ces histoires, on ne connaît souvent que les brèves laconiques des journaux télévisés qui déshumanisent les personnes disparues. Elle s’attache à leur rendre leur singularité, leur humanité et met en lumière cinq personnes, cinq vigies qui œuvrent au quotidien pour plus d’humanité sur les routes de l’exil.