Pouvez-vous nous présenter Jacques, ce perdant magnifique ?
Florence Seyvos Quand on fait sa connaissance, Jacques est un homme malade dont la chute est engagée. Avant cela, même s’il a eu des périodes flamboyantes, parfois, c’est quelqu’un de très seul. Un jour, il rencontre une femme et ses deux filles. Il éprouve alors le désir de faire famille avec elles. On peut se demander s’il est fou ou très joueur. En tout cas, il ne supporte pas la contrainte et ne sait pas non plus vivre dans le présent : il a toujours besoin d’imaginer l’avenir et de l’imaginer selon son désir à lui.
Ce livre, comme d’autres que vous avez écrits, est traversé par l’univers de l’enfance. Jacques est quelqu’un qui ne supporte pas la contrainte, un peu comme un enfant. C’est peut-être encore un enfant lui-même ?
F. S. Oui, je me disais que l’une des raisons pour lesquelles il se passe quelque chose entre Jacques et ses belles-filles, c’est qu’elles reconnaissent chez lui le visage de l’enfance et de l’adolescence : une espèce d’exaltation, un besoin d’enchanter la vie, de transfigurer le présent. Par exemple, Jacques ne se plie jamais aux dates obligées. Parfois c’est dur à vivre pour Anna et Irène et, en même temps, je crois qu’elles reconnaissent et qu’elles aiment cette insoumission et de ce besoin d’exalter l’existence.
J’ai parfois eu l’impression, à la lecture, que ses belles-filles devenaient les parents de Jacques, que la relation s’inversait entre eux.
F. S. C’est très juste ce que vous dites. Parfois, dans la vie, quand on est encore jeune, on peut avoir le sentiment qu’on devient les parents de ses parents. Je fais une parenthèse : le premier chapitre du livre, je l’ai écrit il y a une vingtaine d’années. Et puis, un jour, j’ai eu un choc à la lecture d’un livre qui a réveillé ces pages dont je ne savais pas encore où elles allaient. Ce livre, pour lequel j’ai une grande admiration et qui m’a vraiment bouleversée, c’est Canada, de Richard Ford, et notamment la première partie. Deux enfants, un frère et une sœur, se retrouvent seuls parce que, de façon totalement étrange et imprévisible, leurs parents ont commis la folie de faire un hold-up et se sont fait arrêter par la police. J’ai été tellement bouleversée par ce livre que j’ai alors éprouvé le besoin de raconter l’histoire de deux filles adolescentes, seules dans une maison. Parce qu’elles le sont beaucoup par moments.
C’est aussi un livre qui parle de souvenirs, puisque parfois Anna parle depuis sa vie d’adulte pour raconter cette histoire-là. Que reste-t-il de l’enfance, aussi bien dans la joie que dans la peine, quand on la vit aux côtés d’un homme aussi extrême que l’est Jacques ?
F. S. Plus elle revisite ses souvenirs, plus Anna se rend compte que les situations graves qu’elle a vécues ne lui apparaissaient pas comme telles à l’époque. Par exemple, elle trouvait intéressant de recevoir la visite des huissiers ! Elle regardait tout avec distance, c’était les problèmes des adultes : tant qu’elle avait de quoi boire un chocolat chaud, s’acheter des clopes et des livres, ça allait ! Ce n’était pas réel. Et puis il y a une autre chose dont elle se rend compte petit à petit, en tirant sur les souvenirs comme sur une pelote de laine : c’est qu’il y a un énorme tabou concernant les derniers moments de la vie de Jacques. Peut-être, ce qui était tabou aussi, c’est un chagrin qu’elle n’a pas eu le sentiment d’éprouver sur le moment mais qui lui revient comme un boomerang plus tard.
Il y a un autre personnage dont j’aimerais parler pour terminer, c’est celui de la mère, cette femme qui essaie d’empêcher son compagnon de tomber au fond de ce ravin autour duquel il court en permanence et qui essaie aussi de garder l’équilibre. Pouvez-vous nous parler d’elle ?
F. S. Je la vois comme quelqu’un qui est en équilibre sur un fil, avec d’un côté ses filles et de l’autre un homme à qui elle a lié sa vie et qui la met dans des situations extrêmes. Elle est très seule mais a énormément de ressources, de combativité : dès qu’elle trouve un petit détail auquel s’accrocher pour se dire qu’elle va s’en sortir, elle s’y cramponne. Elle a une force vitale assez étonnante.
Florence Seyvos tisse depuis plusieurs années une œuvre riche qui s’attache aux personnages, à leurs fêlures et leur singularité. Dans Un perdant magnifique, elle fait le portrait plein de délicatesse de Jacques, un homme aux multiples imperfections, mais dont l’amour et l’enthousiasme gagnent les personnes qui l’entourent, notamment Anna et Irène, les filles de sa compagne. Anna raconte leur histoire, a posteriori, une fois adulte. Elle rend hommage à ce personnage à la fois terrible et flamboyant, toxique et terriblement attachant. C’est un roman bouleversant, cruel et tendre qui, comme souvent dans les romans de Florence Seyvos, nous plonge dans l’univers de l’enfance.