Votre travail se base sur trois entrées principales (les trois pointes d'un triangle) pour appréhender la violence et son fonctionnement. Pouvez-vous nous les présenter ?
Jean-David Zeitoun Le modèle en triangle tente de synthétiser dans une image les principales causes de violence, telles qu’elles ont été prouvées par les études scientifiques. Les premières causes sont les expériences négatives de la vie, en particulier de l’enfance. Les deuxièmes causes sont physiques : il s’agit de l’alcool, des pics de températures, des polluants du cerveau ou des drogues. Enfin, il y a les causes culturelles qui souvent se chevauchent avec les autres parce qu’elles les expliquent mais qui sont à part dans la mesure où elles sont plus difficilement prouvables, bien que nous en ayons tous une intuition forte.
Quel rôle joue votre approche de médecin, particulièrement en épidémiologie, pour traiter un sujet de prime abord éloigné du milieu médical ?
J.-D. Z. Il y a deux réponses qui sont liées. La première est que la violence au sens large – homicides, suicides et accidents – explique 8% des décès mondiaux annuels. C’est plus que beaucoup de maladies et, par ailleurs, le système de soins prend en charge les personnes touchées par la violence. La deuxième réponse est dans la méthode. En abordant la violence comme si elle était un problème de santé, on se donne une approche scientifique qui identifie objectivement les causes.
Vous abordez à plusieurs reprises le rôle des romans pour comprendre certains mécanismes des actes violents. Pouvez-vous nous parler de l'utilité de ce « détour » par la fiction ?
J.-D. Z. Beaucoup de grands auteurs ont montré dans leurs romans qu’ils avaient compris consciemment ou inconsciemment certaines causes, qui ont été plus tard prouvées par la science. Dostoïevski a mis en évidence le rôle des expériences négatives. Les circonstances accablantes s’accumulent sur les personnages pour les pousser à l’acte. Camus a souligné l’effet de la chaleur qui altère le raisonnement. Chez Bernanos, les femmes ne sont violentes que par représailles : Mouchette tue le marquis de Cadignan parce qu’il vient de la violer. Dans tous les cas, les personnages ne sont pas violents au début de l’histoire : ils finissent par se comporter mal par une combinaison de causes.
Au lendemain de l'élection présidentielle américaine, pouvez-vous nous décrire ce que vous nommez « leur lâcheté à contrôler la violence » ?
J.-D. Z. Les élites américaines sont conscientes que l’accès aux armes explique une grande partie des homicides et des suicides aux États-Unis. Une proportion importante d’Américains tient à cette liberté d’en avoir une mais une proportion comparable voudrait une évolution de la loi pour rendre les armes moins facilement disponibles. On sait qu’une telle évolution ferait baisser mécaniquement les homicides, les suicides et les accidents mais, à ce jour, aucun leader politique national n’a eu la volonté de changer la loi pour protéger les Américains contre leurs propres armes.
À défaut d'optimisme, vous terminez votre livre sur deux messages « non pessimistes ». Y a-t-il donc des raisons d'espérer une réduction de la violence ?
J.-D. Z. Oui, bien sûr. Le livre essaye de montrer que, d’une part, la violence a toujours été minoritaire et qu’elle l’est encore, et de loin, dans nos existences. La plupart d’entre nous mourront d’une maladie chronique, une minorité décéderont d’une maladie microbienne et une minorité inférieure encore mourront violemment. L’autre message, plus important, est que la violence n’est pas dans la nature humaine, si tant est qu’il y ait même une nature humaine. Notre espèce n’est pas biologiquement déterminée pour se battre ou se tuer. Au contraire, nous n’aimons pas recevoir la violence, ni la pratiquer, ni même l’observer chez les autres. Elle nous met mal à l’aise et nous sommes incompétents quand nous la commettons. La violence se produit après une accumulation de circonstances qui poussent les individus vers une mauvaise option de résolution des conflits.
Le tableau est ample, le propos limpide et fluide. En remontant aussi loin qu'il est possible dans le temps, jusqu'à la Préhistoire, puis en mobilisant à la fois la philosophie (Rousseau et Hobbes principalement), les études comportementalistes, la génétique, la primatologie ou encore la littérature, Jean-David Zeitoun propose un livre d'utilité publique pour cesser d'aborder la violence avec des outils au mieux inefficaces, au pire profondément contre-productifs. En très grande partie explicable via des procédés sociaux et/ou culturels, celle-ci pourrait-être combattue bien plus efficacement en s'appuyant non pas sur le bon sens, les ressentis individuels ou les polémiques médiatiques mais sur la science et les données objectivables, pour cesser d'en faire une fatalité.