Abel Quentin, merci de nous présenter ce petit groupe de chercheurs et surtout que recherchent-ils ?
Abel Quentin Ce groupe est constitué d’une femme et de trois hommes, dont deux Américains, un Français et un Norvégien, en charge d’un sujet « léger, très léger » : quel sera l’état du monde au XXIe siècle ? Ils travaillent alors jour et nuit, avec l’aide de l’outil de l’époque, un énorme ordinateur IBM 360 (modèle 75) qui occupe un étage entier et qu’ils nourrissent de données. Ils vont alors faire une découverte horrible : celle de l’effondrement de la civilisation humaine telle que nous la connaissons. Cette étude sera ensuite rédigée sous la forme d’un rapport, le « Rapport 21 », qui deviendra un succès éditorial incroyable. Mon souhait était alors d’imaginer la vie de ces jeunes chercheurs sur le demi-siècle suivant et de les voir évoluer en fonction de leur caractère, leurs préjugés culturels…
Il faut préciser que même si Cabane parle d’effondrement, du vivant, de courants écologiques, son sujet est bien celui de la réaction de ces chercheurs, de ces scientifiques de chair.
A. Q. En effet. Ainsi, Mildred Dundee, l’Américaine, la leader de ce « commando compact et sûr » et rédactrice de ce rapport, passera cinquante années à militer, à porter leurs conclusions à bout de bras, avec force, à hurler dans le désert avec ce que cela génère d’amertume et de colère. Son mari, Eugene Dundee, plus effacé, pétri de doutes, jeté dans l’arène politique bien loin du confort et du cocon des paillasses universitaires, la regardera se transformer, avec l’envie parfois de la modérer. C’est aussi un livre sur le langage, celui de l’universitaire inintelligible pour le commun des mortels et celui qu’utilisera Mildred, plus incisif, pour haranguer les foules mais aussi les décideurs politiques.
Tous deux ont voué leur vie à la défense de ce rapport alors que Paul Querillot, le Français du quatuor, le vit comme un fardeau.
A. Q. Ou plus exactement comme une responsabilité trop lourde à porter, à vivre et à défendre. Paul Querillot est un jouisseur de la vie qui prône la vitesse, les expériences mais aussi le confort de l’argent et du pouvoir. Il incarne en cela ce monde qui court à sa perte, ce que critique le rapport. Il va donc vivre en le mettant de côté mais sera continuellement tiraillé par les remords.
Enfin, Johannes Gudsonn, le Norvégien, le dernier du « commando », choisit une autre échappatoire : la fuite.
A. Q. C’est un personnage mystérieux, asocial, jamais réellement intégré à ce groupe, à Berkeley. C’est un mathématicien doué animé par de grandes ambitions. Pourtant, il disparaît après avoir enseigné à Bergen. Il devient alors une légende, aperçu vivant dans une cabane à Bergen, en ermite à Dieulefit ou dans le Puy-de-Dôme. Il choisit un chemin de radicalité qui pose la question de la folie le concernant.
Cette folie pour mieux fuir la réalité ?
A. Q. C’est une possibilité et, finalement, c’est assez légitime. En écrivant Cabane, je repensais à une phrase de Philip K. Dick : « La folie est parfois la seule façon raisonnable de réagir à un événement. » On peut se dire que cette folie demeure la seule manière d’être à la hauteur de la folie collective constatée.
Cabane est aussi et surtout le récit de la traque de Gudsonn par un journaliste français, Rudy. J’ai lu Cabane comme un bel hommage au journalisme de terrain.
A. Q. Rudy est dans un métier de l’immédiat, bien loin de celui des scientifiques. À la demande de son patron, il doit faire un article sur les instigateurs du « Rapport 21 ». Toutefois, il décèle rapidement que seul Gudsonn est le vrai sujet. Sa disparition, sa radicalité font écho en lui. Il va donc le traquer, allant jusqu’à flirter avec son propre effondrement personnel.
Comme dans votre précédent roman, Le Voyant d’Étampes, vous catapultez vos personnages dans des systèmes dont ils ne maîtrisent pas les codes en intégrant des ingrédients qui leurs sont inconfortables.
A. Q. J’aime voir les personnages à un moment de crise ou plus exactement à un moment où ils vont devoir dérailler de leur trajectoire attendue. C’est aussi intéressant de montrer les agissements entre eux, d’avoir une vision incarnée de ces personnes, comme dans une dynamique de systèmes.
Après l’excellent Voyant d’Étampes, Abel Quentin, en brillant satiriste de notre société, observe de nouveau, dans Cabane, ses personnages se démener dans leur vie, avec sagacité, férocité parfois et humour souvent. Ample roman couvrant plus d’un demi-siècle, Cabane suit les destins de quatre jeunes chercheurs qui auront composé, bien trop tôt probablement, l’œuvre de leur vie : le « Rapport 21 ». Celui-ci prévoit l’effondrement de la civilisation au XXIe siècle. Toutefois, attention, ce roman n’est pas celui de l’effondrement mais bien celui de leurs destinées et plus encore celui de la traque de l’énigmatique Gudsonn, mathématicien surdoué et épris de vérité, mais aussi être asocial cédant à la folie.