Votre ouvrage n’est pas qu’un travail sur la mémoire et la transmission. C’est aussi une prise de recul nécessaire pour aborder certains thèmes sous l’angle mémoriel et traiter les aspects militaires sous un angle sociologique, ce qui amène un autre éclairage. Expliquez-nous votre démarche.
Emmanuel Thiébot L’idée a été non pas de faire une description détaillée de chaque étape de la libération, ce que j’avais fait dans un précédent ouvrage, mais de mettre en perspective les thèmes choisis afin de les présenter dans une vision plus globale et plus générale du conflit. Ainsi, le débarquement est analysé en regard des expériences antérieures alliées en Afrique du Nord, Sicile, Italie mais aussi dans le Pacifique. Tout comme ce nouveau front ne peut se comprendre sans le mettre en perspective avec le front de l’Est. L’idée est de rappeler qu’il s’agit bien d’une guerre mondiale dont les théâtres d’opérations militaires doivent être expliqués par cet élargissement indispensable.
Comment avez-vous sélectionné les archives présentées et qu’apportent-elles de nouveau ?
E. T. Au-delà d’être historien, je collectionne la presse et les documents de propagande depuis près de quarante ans. Cela me permet d’avoir un important choix de documents peu connus à présenter aux lecteurs. Et lorsqu’une photo est connue, l’idée est de la montrer dans son contexte initial de première diffusion. Ainsi, la couverture du livre est une photo célèbre dont on ignore qu’elle fut abondamment utilisée par les services de guerre psychologique américain quelques semaines après le D-Day. La presse m’a aussi servi pour donner vie à de nombreux événements évoqués dans le livre en permettant au lecteur d’être au même niveau d’information que le public de l’époque.
Contrairement à d’autres ouvrages historiques traitant de cette période, le vôtre va bien au-delà de l’année 1944, ce qui nous interroge sur les conséquences de la libération mais nous propulse aussi vers la reconstruction, période souvent oubliée des livres d’Histoire.
E. T. En effet, la capitulation du 8 mai 1945 en Europe met fin aux combats militaires mais le retour à une vie normale sera long pour les populations civiles. Or les sorties de guerre sont souvent négligées. Il faut reconstruire ce qui a été détruit par les bombardements, loger dans des baraquements provisoires les populations sinistrées, continuer de rationner certains aliments ou produits de première nécessité.
L’une des particularités du livre est l’intérêt que vous portez au fait civil plus qu’au fait militaire dans certains chapitres. Pourquoi cette approche ?
E. T. La Seconde Guerre mondiale est trop souvent abordée sous l’angle militaire sans trop se soucier du sort des populations civiles. Pourtant ce conflit est le premier à l’issue duquel, deux tiers des pertes sont civiles pour un tiers militaires. Inversion hélas toujours d’actualité. Quasiment tous les conflits post-Seconde Guerre mondiale ont ce lourd bilan : génocides des populations juives et tziganes, massacres de masse en Chine ou sur le front de l’Est, déplacements forcés ou par peur de millions de civils, etc. Période où, dans beaucoup de pays, il va falloir aussi s’accommoder d’une puissance occupante avec tous les bouleversements que cela engendre
Vous n’hésitez pas à aborder certaines questions taboues en y donnant des réponses claires et argumentées. Cet aspect semble très important pour vous.
E. T. Une armée en guerre, ce sont des civils qui portent un uniforme. Or, dans la société, vous avez des gens qui ont des bons ou des mauvais comportements, qui sont influencés ou non par mimétisme de groupe, qui sont de plus soumis à une propagande digne d’un lavage de cerveau. Cela va engendrer des attitudes pas toujours glorieuses de militaires, qu’ils soient vos alliés ou vos ennemis, allant jusqu’à des viols ou des assassinats. Excès que l’on retrouve aussi dans toutes les sociétés, lors des temps de libération, avec des règlements de comptes ou dans l’attitude de militaires envers des prisonniers de guerre. Quatre-vingts ans après les faits, tout peut s’écrire et surtout doit être dit.
De janvier 1943 à octobre 1946, Emmanuel Thiébot s’arrête sur des moments-clés du débarquement et de la libération, dans un récit chronologique et global qui remet en perspective certains aspects méconnus de la Seconde Guerre mondiale. Archives et témoignages à l’appui, il analyse notamment la place du fait civil et des aspects parfois oubliés de l’après-guerre. Précise et synthétique, chaque rubrique amène ses révélations et une analyse qui tire toute sa force du recul nécessaire pour comprendre, si bien que l’ouvrage se met à la portée d’un large public tout en pouvant intéresser des spécialistes. Sans tabous, l’historien balise de nouveaux champs de réflexion toujours utiles pour l’avenir.