Après le succès de Que sur toi se lamente le tigre (Elyzad – prix Goncourt du premier roman) et du reportage Les Serpents viendront pour toi (Les Arènes – prix Albert Londres), comment avez-vous « digéré » ces événements. Ont-ils influencé l’écriture de ce deuxième roman ?
Emilienne Malfatto - Comme à mon habitude, je vais répondre par la fin. En fait Le Colonel ne dort pas a été écrit avant ces deux titres. Donc, naturellement, cela n’a pas modifié son processus d’écriture. Pour le reste, c’est un véritable plaisir et un immense honneur. Cela change tout et rien. Tout car cela change le regard des gens, des lecteurs et offre une légitimité. Et rien, rien sur la personne que je suis, les livres que j’écris et les projets que je suis.
Différent du premier roman, celui-ci est un texte sans repères spatio-temporels, le rendant en cela peut-être plus universel. Était-ce une volonté de votre part ?
E. M. - Le Colonel… est venu de lui-même, de manière très impulsive, très instinctive, avec la sensation de ne pas contrôler grand-chose dans le processus d’écriture. J’en étais d’ailleurs bien contente. Il est hors-temps, hors-sol car cela rend les choses plus faciles pour en parler ensuite aux lecteurs. Toutefois, bien entendu, il y a des points de repères qui correspondent à des éléments très précis de ma mémoire et de mon expérience sur le terrain. Au final, cela me va très bien que le lecteur n’en sache rien.
Qui est ce Colonel, cet être énigmatique ?
E. M. - Le Colonel est un tortionnaire torturé. Cela me fait penser à la formule d’Aragon : « Persécuteur – Persécuté ». J’aime les formules, cette formule car elle décrit bien ce qu’il est. C’est un homme brouillé. Brouillé à cause de ses actes. Ce n’est pas le fait d’être un assassin qui le brouille mais plutôt d’être un tortionnaire. (C’est affreux car j’ai l’impression de faire une gradation de l’horreur !) Toutefois, il n’assassine pas sur le champ de bataille pour sauver sa peau, il torture. Il se lève le matin et part torturer. C’est son métier. C’est un métier que l’on peut apprendre dans les écoles de torture d’ailleurs.
Il est brillant dans ce rôle et si brillant qu’il passe d’un dictateur au suivant sans coup férir.
E. M. - Il est indispensable ! Il a réussi à se rendre indispensable au pouvoir !
Son arrivée en ville est assez discrète. Son premier contact est le Général, un Général d’opérette particulièrement étrange. Sort-il de votre imagination ou en avez-vous connu ?
E. M. - J’ai rencontré parfois, en zones de guerre, des officiels plutôt haut-gradés qui ne bougent pas de leurs bureaux. Ils ont un côté assez « beauf ». Ventripotents, sur leurs téléphones, occupés à visionner des vidéos sur les réseaux sociaux, totalement déconnectés de la guerre qu’eux-mêmes dirigent. Cela m’a paru toujours totalement insupportable qu’ils puissent s’adonner à des tâches si anodines voire absurdes alors qu’autour règne le chaos. Alors oui, notre « Général » n’est plus rien.
Il est dans un univers totalement brouillé qui déstabilise, qui interpelle, qui pousse le lecteur dans ses derniers retranchements : il pleut sans cesse, la ville est un champ de ruines et tous, notamment l’Ordonnance, le troisième personnage principal, donnent l’impression, tout comme dans votre premier roman, de succomber à la fatalité. Cette fatalité vous obsède ?
E. M. - Clairement oui, cette fatalité me fascine, peut-être inconsciemment d’ailleurs. Enfin, comme chacun, je pense souvent que la vie est absurde ! Toutefois, je ne me lève pas chaque matin en pensant cela. Cette pensée est très liée à la guerre, aux conflits que j’ai couverts en tant que reporter de guerre, à celle d’Irak surtout. L’écriture de ce livre m’a permis de tourner cette page.
Le personnage de l’Ordonnance est alors le seul à amener un peu d’humanité.
E. M. - L’Ordonnance, c’est la fatalité, la lâcheté mais différemment car il est mal à l’aise avec cela.
Le Colonel, homme froid, ne dort pas. Pourquoi ?
E. M. - En effet, depuis des années il ne dort plus, il réfléchit. Le jour il torture, la nuit ses fantômes, les personnes qu’il a lui-même torturées, viennent le torturer à leur tour. C’est le tortionnaire torturé.
C’est un texte fulgurant. On ressent à la lecture que l’écriture n’a pas été « souffrance ».
E. M. - Une délivrance plutôt. J’avais ce texte en tête depuis longtemps. Je l’ai couché sur le papier en sept jours, comme un acte cathartique, en un jet.
Un cri. Ce texte est un fulgurant et court roman qui en dit long sur la guerre, sur la fatalité de celle-ci et sur son irrémédiable marche en avant. À travers trois personnages, Émilienne Malfatto donne à lire une tragédie antique qui pourrait bien devenir rapidement un classique. Ce « Colonel », cet être brouillé par ses actes, paye la nuit les horreurs commises en plein jour. Il est devenu au fil du temps une machine au service de l’effroyable. Reporter de guerre, témoin de son époque, la romancière trouve toujours le juste mot, la formule exacte pour décrire ses personnages en profondeur. La force de ce roman tient à cette forme courte, non pas superficielle, mais absolument pertinente, véritable plongée déstabilisatrice dans les méandres de l’humain, dans sa part la plus affreuse.