Littérature étrangère

Edna O’Brien

Saints et pécheurs

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photo libraire

Chronique de Géraldine Huchet

Pigiste ()

Il y a ceux qui connaissent Edna O’Brien depuis longtemps (la plupart de ses romans, malheureusement pour beaucoup épuisés, étant parus chez Fayard dès 1986) et ceux – dont je suis – qui l’ont découverte en 2010, lorsque le formidable Crépuscule irlandais, très remarqué, est paru chez Sabine Wespieser.

Mais il y a fort à parier que ces deux catégories de lecteurs vont se précipiter sur le recueil de onze nouvelles qui paraît en ce début d’année, puisque, c’est bien simple, quand on a dévoré un de ses livres, on a envie de tout lire ! Car il faut avouer que cette grande dame des lettres irlandaises est très douée pour nous parler, avec grâce et passion, des frustrations, déceptions, bonheurs aussi de gens souvent tiraillés entre deux terres ou deux amours. Et pour ceux qui n’auraient encore jamais lu cet auteur, ces nouvelles sont une très belle porte d’entrée à son univers. Excepté « Manhattan pot-pourri », tous ces courts textes, très bien construits – et quelle langue : puissante, précise, charnelle (bravo au traducteur) – se passent sur la terre d’Irlande, où le catholicisme imprègne les pensées. C’est pourquoi tous les personnages entretiennent un rapport plus ou moins grand, et d’ailleurs plus ou moins conscient, avec la religion. Prenons par exemple la vieille logeuse de « Pécheurs » : elle qui croyait accueillir dans son Bed&Breakfast une famille classique (père, mère, fille) se sent toute troublée quand elle se rend compte qu’elle héberge un trio amoureux... Et Mildred, cette femme apparemment irréprochable, qui commence à s’épancher devant la roulotte d’une voyante, Madame Cassandra, et qui laisse entrevoir sa vraie nature... Qui sont les véritables saints dans ces histoires et ne sommes-nous pas tous pécheurs ?

Pourtant, aucun moralisme dans les propos : la romancière est bien plus subtile, et c’est en décrivant le vieux Rafferty dans ses moindres détails physiques (dans « Les rois de la pelle », magnifique première nouvelle qui s’attache au sort des travailleurs irlandais venus creuser les canalisations de Londres) qu’elle parvient à nous faire ressentir toutes ses émotions : « Une petite harpe vert et or à un revers, un ange volant à l’autre. Sa veste bleue avait connu des jours meilleurs.(...) Un homme sans âge, comme à jamais recouvert de gel » . Remettant en cause l’ordre moral de l’Irlande catholique et nationaliste, prenant parfois comme personnages des femmes qui lui ressemblent (née à la campagne, exilée à Londres, et montrée du doigt par les biens-pensants), O’Brien sait, comme sa compatriote Nuala O’Faolain, gratter là où ça fait mal, donner à voir le dépit d’une mère et de sa fille invitées chez les plus riches du village (« Georgette verte »), le malheur qui s’abat sur un pauvre garçon (« Cow-boy intérieur »), ou encore l’incompréhension entre deux cousins, malgré le temps qui passe, dans le sensible « Vieilles blessures » qui clôt le recueil en beauté. Ils sont tous devenus proches, parce qu’en fin de compte, nous leur ressemblons un peu. Le chagrin côtoie le rire, les sentiments les plus purs se heurtent à des désirs plus troubles. Bref, malgré la tourbière, le trèfle et la Saint-Patrick, on s’identifie complètement à ces héros de l’ordinaire. Peut-être aussi à cause des pubs, de la Guinness, et de la pluie si belle... lisez Edna O’Brien !