Littérature française

Linda Lê

Roman

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Chronique de Manuel Hirbec

Librairie La Buissonnière (Yvetot)

Sur un fil narratif de haute volée, Linda Lê livre un récit dense et intense qui explore « les territoires du rêve et de la réalité » incarnés par deux personnages que tout oppose. Un cheminement saisissant sur la corde raide de la passion, aux frontières de la folie, tenu de bout en bout par un subtil jeu de balancier.

Il aurait pu ne plus rien y avoir. Plus de mots. Plus aucun personnage. L., écrivain pour qui tout tourne autour de la littérature, revient d’entre les ombres après une rupture d’anévrisme qui l’a plongée quelques heures auparavant dans une brève mais totale confusion mentale. Dans les limbes de son réveil et de son retour à la vie et au monde, c’est à l’Absent qu’elle pense, ce frère sans nom, né deux ans après elle et mort à la naissance. Un fantôme dont elle ne cesse de quérir le double fantasmé et idéalisé à travers les êtres qu’elle rencontre comme à travers ses créations littéraires. B., son compagnon depuis une dizaine d’années, artiste exilé comme elle, pour lequel la passion évanescente n’a pas totalement laissé la place à une simple amitié, a toujours refusé d’endosser ce rôle. Rationaliste convaincu, porté par une volonté sans faille, il a choisi la lumière à l’ombre, guidant L. hors des ténèbres, pensant la sortir de ses conflits avec le réel. Jusqu’au jour où Roman fait irruption dans la vie de L. Venu au monde dans un bouge de Montevideo où il a été adopté, dévoreur de livres, souffrant de manque, il se considère comme le lecteur idéal de L., pense qu’elle écrit pour lui, qu’il est le seul à pouvoir saisir pleinement son œuvre : il la considère comme une sorcière capable d’aller au-delà des apparences. Pris entre exaltations et abattements, s’échappant lui aussi hors du réel, sa souffrance et ses désordres de l’esprit le mènent aux confins de la folie et régulièrement en hôpital psychiatrique. Une complicité naît de la familiarité et de l’empathie qu’ils éprouvent l’un envers l’autre, L. faisant sienne les souffrances de Roman devenu le double parfait, prêt à jouer le rôle de l’Absent tant espéré, ce double en qui s’exiler. Prise entre le cartésien et l’imaginaire, oscillant entre la réalité et le rêve, L. chemine sur la corde raide de ses contradictions. Loin de tout manichéisme, elle avance en ne trouvant l’équilibre que dans ce subtil mouvement de balancier de l’un à l’autre, un jeu – un je ? – à trois bandes dans lequel se reflètent, comme dans un stimulant jeu de miroirs, les récits enchâssés de trois amoureuses passionnées – Taos Amrouche, Catherine Pozzi et Camille Claudel –, femmes incandescentes sacrifiant leur vie et leur puissance créatrice dans la quête d’un double idéal, puis finalement délaissées et spoliées par leurs prestigieux amants. Alors comment ne pas se sacrifier soi-même ? Comment ne pas sacrifier l’autre à soi-même ? Comment se déprendre de cette folie de plus en plus menaçante ? Jouant du glissement des situations et d’une riche palette de nuances, le nouveau roman de Linda Lê tisse une immense toile d’interrogations sur notre troublant rapport à autrui et sur notre difficile relation au monde. Qui trouvons-nous dans ceux que nous rencontrons et aimons ? Que percevons-nous d’eux ? Qu’attendons-nous d’eux ? Formidablement incarnée, cette toile saisissante, assemblée par un flux narratif de haute volée aux enchaînements précis, étoffée par une progression romanesque soutenue et intense, ne manque pas non plus d’être habitée par notre rapport à la littérature, territoire s’il en est du rêve et de la réalité.