Littérature étrangère

Meir Shalev

Ma grand-mère russe et son aspirateur américain

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photo libraire

Chronique de Anne-Françoise Kavauvea

Librairie Point d'encrage (Lyon)

Meir Shalev est un conteur dont l’œuvre drolatique et tendre se fonde souvent sur le souvenir et la famille. La source profondément intime de son inspiration est confirmée par Ma grand-mère russe et son aspirateur américain.

S’il n’avait pas plu ce jour de 1946, jamais Batya Ben-Barak, jeune fille de 18 ans née à Nahalal n’aurait rencontré à Jérusalem Yitzhak Shalev, enseignant épris de poésie. Jamais ces jeunes gens issus de mondes opposés ne se seraient mariés. Jamais Meir Shalev ne serait né, ou alors il aurait été un autre… De cette prise de conscience précoce instillée en lui par son père naît sans doute le regard particulier, attentif, curieux, étonné qu’il pose sur le monde. Au centre du récit, la grand-mère maternelle, Tonia, petite femme énergique et autoritaire épousée en secondes noces par Aharon Ben-Barak, tous deux originaires d’Ukraine et arrivés à Nahalal lors des seconde et troisième alya. Installés dans un moshav, une communauté agricole sioniste et socialiste de Galilée, ils mènent une vie active et rude, rythmée par le travail de la terre et le ménage. Car Tonia vit dans l’obsession de la propreté et, entre la préparation des repas, se livre à un combat sans merci contre la poussière. Or l’oncle Yeshayahou, qui a choisi le capitalisme en émigrant en Amérique, introduit perfidement dans la famille l’ennemi, le cheval de Troie sous la forme d’un aspirateur ultra-moderne et puissant qui devient l’objet d’une fascination collective. Tonia est tentée par l’appel de la modernité jusqu’au moment où elle comprend que la poussière absorbée se cache dans le ventre du svieeper monstrueux. La force de ce récit dépasse la simple saga familiale. Il s’inscrit en effet dans un contexte politique et social particulier qui résonne avec l’actualité de façon saisissante. Si Tonia et Aharon ont été chassés d’Ukraine par les dramatiques événements que nous savons et par l’antisémitisme pathologique de l’Europe de l’Est, la tragédie n’est évoquée qu’en filigrane. Leur installation dans leur village, leur mission de pionniers à la conquête d’une terre aride qu’il s’agit d’exploiter au mieux sont difficiles. Meir Shalev connaît le prix du travail acharné accompli par la génération de ses grands-parents et aborde avec sincérité de nombreux aspects sociaux et politiques soulevés par la situation : la pauvreté, la cohabitation avec les voisins musulmans, l’opposition entre les cultivateurs et les intellectuels (représentés par Yitzhak, le père de Meir, accepté avec réticence par sa belle-famille). La narration se déploie avec fantaisie et humour en une chronologie parfois perturbée par des retours en arrière. Centrée sur le personnage de la grand-mère, la chronique familiale ménage des surprises et des rencontres étonnantes. Un objet banal se charge d’un pouvoir maléfique : Tonia vainc le Hoover, monstre des temps modernes, l’enferme et en fait un mystérieux objet de convoitise. L’énigme de l’aspirateur ne sera résolue qu’à la mort de la grand-mère. Ainsi, la légèreté du ton adoucit l’âpreté de la situation. Le récit de Meir Shalev, farci de tendresse et d’émotion, nous entraîne dans une fantaisie d’autant plus réjouissante qu’elle est ancrée dans la réalité.