Bande dessinée

Géraldine Bindi

Le Cœur des Amazones

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photo libraire

Chronique de Igor Kovaltchouk

Librairie Actes Sud (Arles)

Avec Le Cœur des Amazones, Géraldine Bindi et Christian Rossi nous proposent la relecture lumineuse d’un mythe fondateur qui dépasse le cliché classique de la guerre des sexes pour aborder des thèmes communs aux hommes et aux femmes : la passion contre la tradition, l’individu contre la communauté. Magistral.

Dans une forêt non loin de Troie, alors assiégée par les Grecs depuis de longues années, vivent, sous le regard bienveillant de la déesse de la chasse Artémis, les Amazones, des femmes libres qui jamais plus ne plieront le genou ni la nuque devant des hommes ; en corollaire, l’amour leur est formellement interdit : qu’une Amazone vienne à aimer et la déesse Artémis retirera à toutes sa protection. Vivant en autarcie au sein d’un environnement giboyeux et généreux, elles n’ont qu’une nécessité : trouver un partenaire pour assurer la descendance de leur communauté où les enfants mâles sont proscrits. La guerre toute proche leur fournit de grands et vigoureux spécimens qui sont impitoyablement éliminés après avoir assuré leur fonction reproductrice lors de nuits orgiaques où leur plaisir est intense – et leur satisfaction de courte durée. À chacune son mâle : les guerrières choisissent des guerriers, les matrones des paysans… Mais Penthésilée, la jeune reine des Amazones, ne peut procréer qu’avec son égal. Et justement, on lui rapporte qu’Achille, le célèbre roi des Myrmidons, sans lequel la guerre ne peut être gagnée par les Grecs, s’est retiré sous sa tente après une violente dispute avec Agamemnon : ne serait-ce pas lui, son égal ? Le rencontre, intense, de ces deux êtres hors normes va bouleverser jusqu’à l’irréparable l’équilibre traditionnel de cette communauté et révéler deux camps en son sein, que tout oppose. Géraldine Bindi a eu la très bonne idée de proposer à Christian Rossi cette histoire passionnante, une adaptation libre et moderne du Penthésilée d’Heinrich von Kleist. Les thèmes en sont forts : la tradition ne vaut que par l’effacement des désirs, la communauté prime sur l’individu en le niant ; mais qu’en est-il lorsque les sentiments submergent celle qui, par sa fonction, symbolise l’unité de cette communauté ? Et, par ailleurs, une société fondée sur la haine d’un sexe envers son nécessaire complément est-elle viable à long terme ? Géraldine Bindi répond à ces questions avec un sens subtil du contrepoint et d’une manière sensible : les caractères ne sont jamais figés dans une posture, évoluent tout au long de l’histoire, vont là où nous ne les attendons pas. Le doute ronge parfois ces femmes et ces hommes, prisonniers d’us et de coutumes qui les écrasent. Quant au travail de Christian Rossi, il est tout simplement somptueux et justifie les années passées à travailler sur cet album, et dont on peut dire qu’il constitue un chef-d’œuvre d’artisan : ses lavis au brou de noix laissent passer la lumière sur la page comme celle du soleil passe, l’été, au travers de frondaisons ; ses planches où le vide répond au plein avec un équilibre impressionnant ; ses personnages qui possèdent une stupéfiante beauté ou une vive étrangeté, aux corps exultant, s’aimant, se battant, se tordant, s’apaisant. Le Cœur des Amazones, c’est une ode sensuelle à la liberté de choisir, homme comme femme, son propre destin. Un très grand album.