Littérature étrangère

Antonio Munoz Molina

Dans la grande nuit des temps

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photo libraire

Chronique de Daniel Berland

Pigiste ()

Vaste fresque consacrée aux heures qui ont précédé la prise de Madrid par les Franquistes, cet impressionnant roman de 750 pages explore les tréfonds de l’âme humaine. Et c’est d’abord pour cerner l’histoire récente de l’Espagne qu’il puise au plus profond des racines du pays.

En 1936, la République espagnole naissante est déjà en proie aux convulsions annonciatrices de l’atroce guerre civile qui approche. Ignacio Abel, célèbre architecte socialiste, est marié depuis seize ans à Adela, issue d’une vieille famille catholique et dont il a eu deux enfants. Le jour où Ignacio Abel fait la connaissance de Judith Biely, une jeune juive américaine, il en tombe éperdument amoureux. À Madrid, bientôt assiégée par les Franquistes, les deux amants insouciants se lancent à corps perdu dans une intense passion. Mais Ignacio, qui découvre ce sentiment nouveau, est loin d’imaginer qu’il vient de mettre le pied dans un engrenage qui se révélera dramatique, à cette heure où les ténèbres s’apprêtent à recouvrir son pays. Intimiste et charnel, ce roman plonge son protagoniste – entre politique et sentiments amoureux – au sein d’une infernale spirale qui le conduira à la perte de son amour, de son pays et de ses idéaux. Fin 1936, l’architecte progressiste et républicain monte les marches de la gare de Pennsylvanie, à New York, après un périple mouvementé depuis Madrid où la guerre civile a éclaté. Il y cherche Judith, sa maîtresse américaine perdue, poursuivi par les lettres accusatrices de sa femme, Adela, et préoccupé par le devenir menacé de ses enfants, Miguel et Lita. Le narrateur observe, de loin. S’il décrit l’homme à la recherche de ce train qui le conduira dans une petite ville des bords de l’Hudson, c’est pour nous révéler aussi son impressionnant parcours sur les chemins sinueux de la mémoire.


En 750 pages de passion et de guerre, Antonio Muñoz Molina revisite les grands thèmes qui lui sont chers : l’Histoire, la morale et la complexité des sentiments. À travers un éblouissant va-et-vient dans le temps, Ignacio Abel, le fils de maçon devenu architecte de renom à force de sacrifices, revisite son ascension, son entrée dans une bourgeoisie madrilène conservatrice et catholique, entre passion amoureuse dévastatrice et violences politiques. La structure de l’œuvre est complexe et toutefois sans sophistication inutile : elle permet à l’auteur de développer de passionnantes discussions politiques. L’architecture du livre se construit avec une implacable logique et une remarquable efficacité, à la manière des mécaniques huilées et précises des horloges. Entre les allers-retours temporels et ceux, tout aussi rythmés, de la voix très en sourdine du narrateur et de son personnage, ce roman polyphonique captive, passionne et enivre. L’art de Molina pour la psychologie, sa rigueur intellectuelle et morale, son engagement éthique, humaniste et progressiste ainsi que sa capacité à fouiller au plus profond des minuscules détails de l’existence, éblouissent. Dans la grande nuit des temps devrait devenir une référence littéraire essentielle pour mieux cerner, à travers l’histoire tourmentée de l’Espagne, le quotidien des Européens d’aujourd’hui. Antonio Muñoz Molina signe ici non seulement son plus beau roman, mais aussi, à n’en pas douter, un véritable chef-d’œuvre.