Littérature étrangère

Saša Stanišic

Avant la fête

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photo libraire

Chronique de Margot Engelbach

Librairie La librairie (Clermont-Ferrand)

Sept ans après le remarqué Le Soldat et le gramophone (Le Livre de Poche) , Saša Stanišić et sa plume malicieuse reviennent avec un récit prenant pour cadre la fête d’un petit village d’ex-RDA. Bienvenue à Fürstenfelde : ses commerces, sa maison du tourisme, ses habitants, ses ancêtres, son passé, ses légendes… L’une des plus belles découvertes de cette rentrée.

« Nous sommes tristes. Nous n’avons plus de passeur. Le passeur est mort. Deux lacs, pas de passeur. » Ainsi s’ouvre le roman de Saša Staniši qui, dès les premières phrases, nous fait entrer dans son univers. « Fürstenfelde. Population : impaire. Nos saisons : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. » Nous sommes au début de l’automne, à la veille de la fête de sainte Anne, fête séculaire attendue de tous, qui s’organise autour de sa fameuse course cycliste antifasciste, sa vente aux enchères Art et Curiosités, et, clou de la soirée, le bûcher. Cette année, c’est Anna, 18 ans, qui sera sacrifiée. Dans la nuit qui précède les festivités, quelques habitants ne parviennent pas à trouver le sommeil. L’artiste Mme Kranz doit fournir un tableau pour la vente aux enchères. Les pieds dans le lac, elle passe cette nuit pluvieuse à tenter de peindre le village nocturne. Mr Schramm, retraité qui travaille au noir car sa pension ne suffit pas, n’a pas encore choisi s’il allait fumer une clope ou se tirer une balle dans le crâne. Il y a évidemment Anna, qui chantonne tranquillement sur son lit avant d’aller courir dans la fraîcheur de sa dernière nuit. Johann, lui, est stressé par son examen de carillonneur qui aura lieu le lendemain matin. Il a créé pour l’occasion une mélodie originale et espère que le maître ne sera pas déçu. Sa mère, Mme Schwermuth, chroniqueuse archiviste responsable de la maison du patrimoine, commence à divaguer. Et il y a la renarde qui se faufile pour tenter de rapporter deux œufs à ses petits restés au terrier. Aux récits de cette nuit s’ajoutent des souvenirs, des séquences comme exhumées du passé. C’est là que le texte prend une dimension particulière. Les temporalités se mélangent, les récits s’interrompent pour reprendre plus loin. Au récit contemporain s’intègrent des archives médiévales qu’on suppose retranscrites par Mme Schwermuth, qui cherche « à creuser dans l’autrefois pour y trouver des indices concernant l’aujourd’hui, à déchiffrer ce que le passé prévoyait pour nous, pour elle. ». Peut-on nous-même utiliser ces histoires anciennes pour anticiper le déroulement de la fête et la fin du roman ? Le sort tragique des différentes Anna qui ont peuplé le village influera-t-il sur celui de « notre » Anna ? Ce roman a des airs de conte, de merveilleux, de chronique sociale, de critique politique, de roman médiéval, de pièce de théâtre... Le tout porté par un « nous » qu’on a du mal à définir, comme s’il sortait du plus profond de la terre et de l’histoire du village. Ce roman de Staniši nous transporte complètement. La langue est maîtrisée, évoluant selon les passages, les contextes, les temporalités. L’auteur jour avec les registres et les niveaux de langue, prenant par surprise le lecteur. Il y a une tension dramatique qui sous-tend le texte, mais qui se dissipe toujours au moment juste et évite de rendre l’ensemble pesant et triste, bien au contraire. Saša Staniši est un grand écrivain. Il a le pouvoir de transformer une simple histoire de village en un magnifique texte littéraire qui nous hante longtemps après en avoir lu les derniers mots.