Essais

Sophie Galabru

Vivre pleinement le présent

Entretien par Aurélie Baudrier

(Librairie L'Insomnie, Décines-Charpieu)

Après Le Visage de nos colères et Faire famille, Sophie Galabru publie son troisième essai, Nos dernières fois. Un texte brillant pour exorciser le mal de la dernière fois et lutter contre le temps qui passe. Elle nous invite ainsi à réfléchir à la finitude pour éviter la tristesse et la nostalgie.

Après avoir réfléchi sur la colère et la famille, vous interrogez le concept de « dernière fois ». Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Sophie Galabru – Le sujet du temps m’occupe depuis mes études de philosophie. C’était mon sujet de thèse de doctorat. Mais avant l’intérêt intellectuel, il y a un sentiment déclencheur. C’était ma propre nostalgie provoquée par la conscience de l’irréversibilité du temps qui m’a poussée à choisir ce sujet. La nostalgie, c’est une tristesse traversée par la joie d’un passé qui ne reviendra plus. Certains cherchent à l’anticiper. Je pense à Amélie Nothomb qui déclare se trouver dans des crises de « nostalgie anticipative » pour expliquer son dernier livre L’Impossible Retour. Pour ma part, j’ai eu envie de comprendre ce processus pour le déjouer.

 

Vous distinguez trois types de dernières fois, qui structurent votre réflexion. Pouvez-vous nous les expliciter ?

S. G. – J’aborde trois types de dernières fois. Il y a d’abord ces dernières fois que l’on peut anticiper, que la société nous pousse parfois à préparer : un adieu à un lieu, à une situation, à un travail, à un être que l’on assiste dans la maladie. La fin n’est pas ici recherchée mais elle est socialement préparée. C’est une fin redoutée et redoutable, que certains fuient et d’autres veulent anticiper, voir venir, accueillir. Ensuite, ces dernières fois que l’on ne voit pas venir, qui nous tombent dessus, par effraction. Si l’on peut programmer une soirée d’adieu avant un grand départ, on ne peut pas toujours pressentir, prévoir et orchestrer la dernière fois d’une relation amicale ou amoureuse, ni la mort soudaine d’un être cher. Bien des vécus et des événements de notre vie ont été les derniers sans que nous puissions les saisir. Cette expérience est souvent traumatisante et exige une exploration pour s’approprier ce qui nous a dépassé et renoué avec le temps, avec le présent comme avec l’avenir. Enfin, celles que l’on recherche comme un but, dans la mesure où elles incarnent la possibilité d’une libération, d’un renouveau, la fin d’une errance : mettre fin à une emprise chimique ou amoureuse, une époque douloureuse de sa vie. La dernière fois que l’on voit cet être qui nous blesse.

 

Les dernières fois renvoient-elle nécessairement à la mort ?

S. G. – La dernière fois la plus absolue et la plus irrémédiable, c’est la mort. Chaque dernière fois relative, comme une rupture, le terme d’une expérience professionnelle, le départ d’un lieu semble raviver cette fin ultime. Mais, dans mon livre, je veux surtout dire que la dernière fois renvoie à l’irréversible. Même immortels, même dotés d’un temps infini, nous ne pouvons pas revenir sur ce qui est advenu, nous ne pouvons pas défaire ce qui a été fait. En un sens, tout moment est une première et une dernière fois. Mais ce que l’on appelle les dernières fois sont des moments plus remarquables et plus cruciaux où quelque chose semble changer, voire prendre fin. Et ici se joue une question : la dernière fois est-elle synonyme de fin ? Pas toujours. Cette affirmation est l’une des principales de mon livre.

 

Comment vivre de façon plus insouciante ses dernières fois ?

S. G. Nous nous situons ici dans les dernières fois anticipables car bon nombre ne le sont pas. Subir sans pressentir peut choquer. Pour se remettre, il faut sympathiser avec la durée, le flux de la vie, c’est-à-dire avoir confiance dans la puissance créatrice du temps, oser aimer son présent, avoir foi dans l’avenir qui nous dépasse et peut nous surprendre pour le meilleur. S’il s’agit de dernières fois anticipées : se figurer la fin, se préparer à l’expérience de la séparation et du changement, peut aider à mieux accepter sa souffrance. Mais on ne peut pas tout préparer : des choses doivent se vivre et se souffrir. Nous pouvons aussi remarquer que la dernière fois n’est pas toujours une fin. Il y a des fins sur un plan matériel ou physique ; un adieu aux choses ou aux corps. C’est certain. Mais la vie se déroule sur un autre plan : l’esprit. Nos relations aux êtres, aux lieux, aux situations sont aussi spirituelles. Elles s’inscrivent dans notre mémoire, notre réflexion, notre imagination, notre cœur et se poursuivent bien au-delà de la limite posée par une apparente dernière fois. S’élever vers ce plan allège, soulage, libère à mon sens. Par le cœur et l’esprit, je peux poursuivre une relation avec un absent. Je peux partir à la retraite sans achever mon être qui s’investira dans d’autres parties du monde et de l’existence. Je peux quitter un lieu et en être profondément habité pour longtemps.

 

La philosophie est une discipline souvent intimidante. Comment travaillez-vous pour la rendre accessible et plus grand public ?

S. G. Je pars de questions simplement posées. Ma première exigence, c’est la clarté. Ensuite, j’illustre toujours par des exemples fictifs (tirés de la pop culture) ou réels. Je ne veux pas seulement analyser mais aussi raconter. Je crée une intrigue autour de problèmes qui interpellent. Je n’hésite pas à m’impliquer dans la réflexion pour montrer que ces questions proviennent d’une nécessité éprouvée que les lecteurs ont peut-être aussi ressentie.

 

Pourquoi vous servez-vous souvent de vos expériences personnelles pour illustrer vos réflexions ?

S. G. Comme le dit la philosophe Hannah Arendt, les philosophes ne dévoilent jamais ce qui les a poussés à penser ; « encore moins se sont-[ils] souciés de décrire et d’examiner leur expérience » (Considérations morales). Je crois essentiel d’admettre que la pensée provient d’une interrogation et que cette interrogation naît d’une douleur ou d’une joie. La pensée naît de la vie vraiment vécue. Je ne veux pas m’en cacher et faire croire au lecteur qu’il lui faut lui imposer cette thématique parce que « c’est intéressant » de manière abstraite et purement intellectuelle. Non, j’assume de dire que mon livre vient de ma préoccupation pour en expliquer l’origine et la justifier peut-être. Évidemment, je n’écris pas que pour moi. Je crois que mes expériences et ce que j’en fais entreront en résonance avec l’esprit ou le cœur de certains lecteurs.

 

Dans ce livre très accessible et passionnant, Sophie Galabru nous propose de penser nos dernières fois. La philosophe détaille ces ultimes moments qui ponctuent nos vies. Il y a ceux qui sont programmés, ceux que l’on subit et ceux qu’on provoque. Elle éclaire son propos, en piochant malicieusement des exemples dans la chanson, la bande dessinée, le cinéma… Elle nous indique ainsi des remèdes (la joie, la beauté et l’amour) pour mieux apprivoiser l’irréversibilité du temps et vivre plus intensément le présent. Avec ce texte, Sophie Galabru nous montre encore une fois que la philosophie, parce qu’elle répond à des questions de vie, est à la portée de tous.

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