Essais

Florian Forestier

L’issue de secours

photo libraire

L'entretien par Lyonel Sasso

Librairie Dialogues (Morlaix)

Voici un livre qui fera date. Jamais nous n’avions eu l’occasion de rentrer en contact avec l’intime d’un texte qui dit l’essentiel sur l’autisme. Florian Forestier nous en fait le don. Une poésie unique, restituée en courts chapitres, se débat dans de sublimes labyrinthes.

On entre dans Mes Labyrinthes comme dans un épais brouillard. Vous nous aidez à nous repérer. Et c’est ce que vous dites de l’autisme : « (…) l’autisme ne se définit pas, il se repère. » Pour vous, était-il important de travailler minutieusement au montage de votre texte ? 

Florian Forestier - Oui, on peut parler de brouillard et de montage. Je voulais faire sentir que l’autisme est quelque chose de complexe, qu’on ne peut pas le ramener à quelques stéréotypes un handicap qu’on surmonterait ou un talent caché qu’on révélerait il colore l’ensemble d’une vie. Il fait plus que la colorer : il la brouille. Ce brouillard fait partie de cette expérience. Je voulais écrire un texte qui emporte par sa force de narration, un livre impossible à résumer. D’où le fait d’écrire des chapitres brefs, des formes différentes qui ne s’enchaînent pas. Ainsi, aucune obligation de les lire dans l’ordre.

 

Si Mes Labyrinthes se drape d’une très belle intimité, quasi insaisissable, il revêt aussi un caractère pédagogique. Étiez-vous soucieux de transmettre votre point de vue sur l’histoire de l’autisme?

F. F. - Ce livre est composé pour pouvoir être lu, largement lu. Je voulais écrire quelque chose qui fasse entrer la question de l’autisme dans le débat intellectuel sur les minorités. Et qui puisse intéresser aussi les personnes directement concernées. Leurs proches aussi. Ceux qui ont envie d’en savoir plus, ceux qui lisent pour faire une expérience de lecture. J’essaie d’amener la discussion sur l’autisme là où elle n’est pas d’habitude, du côté de la philosophie, de l’art.

 

Dans ces magnifiques et troublants dédales qui constituent votre livre, la philosophie amène quelques points de repères. Pouvez-vous nous parler de votre rapport à cette discipline ?

F. F. - Je dis que c’est sans doute ça mon vrai handicap. Une thèse de philo vous rend beaucoup plus décalé qu’un trouble du spectre autistique. J’étais assailli très tôt de questions métaphysiques mais les concepts laissés par l’histoire de la philosophie m’ont toujours semblé étrangers. Je suis persuadé qu’en philosophie, ce n’est pas le raisonnement seul qui compte. Mais les hésitations, formulations provisoires et rectifications. Je crois peu aux acquis définitifs de la philosophie. Le philosophe Jean-Luc Nancy était un ami proche. Il avait une œuvre mondialement connue. À la fin, il aurait voulu passer à autre chose. L’enjeu d’un raisonnement philosophique, je crois, est d’être présent dans une écriture, comme un écho.

Ce qui crée la grande poésie de votre texte, c’est cette tension qui le traverse, l’amenant d’une douceur unique à une terrible colère. On pense à Beckett, parfois, qui était capable de ce grand écart-là.

F. F. - L’émotion en excès, oui. Être dévoré par la rage, comme vidé par la détresse. Le corps sans filtres. Je dis : « nous sommes nombreux en moi. » Comme si j’étais une éponge de toutes les colères, de tous les émerveillements. Contrairement à ce qu’on imagine, l’autisme n’est pas synonyme d’absence d’empathie. Plutôt une façon d’être contaminé sans filtres par les affects qui vibrent autour de moi. Être investi par toutes sortes de personnages qui viennent m’habiter. Ils déploient leur tissage d’espoirs et de rage à travers mon corps. Pour s’en libérer, écrire est nécessaire. C’est tout à fait vrai pour Beckett. Je le cite souvent dans Mes Labyrinthes. C’est le cas chez beaucoup d’autres écrivains : Victor Hugo, Melville ou Conrad. C’est une des choses à laquelle je suis le plus sensible. Surtout quand je lis cette capacité à exprimer la singularité, l’expérience dans toute sa gamme. Un des romans qui m’impressionne le plus, c’est Vie et Destin de Vassili Grossman, le Guerre et Paix du XXe siècle. Grossman prend le point de vue des soldats sur le front et des civils à l’arrière, de Staline, d’Hitler, des tortionnaires. Il va jusqu’à prendre la perspective d’un enfant dans une chambre à gaz. Tout cela dans le même livre ! L’empathie devient vertigineuse ! Écrire un tel livre doit amener aux limites de la folie.

 

 

C’est un texte qui ne se lit pas ordinairement. Car ce texte lit en nous. C’est sans doute le tour de force de Mes Labyrinthes. Florian Forestier impose à la phrase son propre rythme. Et cela donne des variations, des constellations insaisissables qui dressent une impression de l’autisme plus qu’une définition. L’auteur, pour nous mener dans ses labyrinthes, récite Deleuze et Beckett. Il brûle les étiquettes de rage, dresse des murs et les fait s’écrouler. C’est le propre de Forestier et de l’autisme : résister à tout. Mais on apprécie aussi les belles failles, surtout dans les souvenirs personnels. L’intime semble infini. Comme le dit Florian Forestier: « L’univers, parfois, tient dans une chambre d’enfant. »