Littérature française

Philippe Ségur

Extermination des cloportes

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photo libraire

Chronique de Michel Loyez

Librairie Livresse (Villeneuve-sur-Lot)

Les bons mots d’un écrivain amoureux et pathétique qui se mesure à la société du XXIe siècle. Une drôlerie bien huilée et efficace. Rires assurés, surtout pour nous faire grincer des dents et peut-être finir par nous faire hurler ? La littérature qui dit son nom : Dechine/Ségur.

« Pour vivre heureux vivons cachés » ? Ce pourrait être la morale de cette onzième leçon – Ségur a signé en 2007 Écrivain (en dix leçons) disponible en Points – d’un Dechine déchaîné, sûr de sa grandeur et de sa singularité. Hannibal, Hermann Hesse, Borges composent son miroir aux alouettes et le prix Nobel est au bout de l’écriture ! À peine a-t-il pris de grandes résolutions qu’il doit affronter les cloportes ! Comme les maux de la société, ils sont nombreux et se multiplient. Quoi qu’il entreprenne pour se donner les moyens d’écrire son « chef d’œuvre » et trouver les conditions du bonheur avec Betty, l’amour de sa vie, la réalité sociale – donc politique – écrase de toutes ses perfidies ce couple velléitaire aux vaines ambitions. Ségur, qui écrit avec malice le roman de l’écriture de son roman, nous entraîne dans un voyage initiatique où chaque victoire qui s’écroule est l’occasion pour le « génial écrivain » d’écorcher une à une, et avec une lucidité stupéfiante, les marques les plus évidentes de notre modernité décadente. Un exemple parmi mille : « La paupérisation déstructure la société et la dessèche sur le plan culturel » ; l’ère de l’électronique, la propriété, l’arnaque immobilière du « prix du marché », le crédit bancaire avec assurance, la grande distribution, la malveillance intrusive des voisins, le plombier iconoclaste, l’impact de la maladie de Fuchs qui s’interpose par les cloportes entre lui et le réel… Tout s’acharne contre eux, mais tout passe au crible du « Dechine tout craché » dans une logorrhée hilarante où « les mots en appelaient d’autres, se combinaient en une libre improvisation, c’était magnifique ». À ce petit jeu, la création littéraire comme force libératrice n’est pas en reste : « J’avais beaucoup de chance… Le privilège des écrivains. Il n’y a pas d’épreuves dont nous ne puissions nous libérer par nos œuvres » ! La solution à l’enlisement progressif : « foutre le camp » à la campagne, loin de tout, écrire et s’aimer. Dechine s’échine, Betty le guide et le suit. Au bout du long cheminement, Don Dechine a trouvé le « titre absolu » de son roman et, avec le magicien Ségur, y a mis le point final ! Final ? Philippe Ségur aime trop l’ambiguïté, celle de l’expert en Droit constitutionnel qui définit les principes fondamentaux de la vie en société et du Philosophe qui distille le doute dans les Tables de la Loi. La littérature a fait son boulot, les tares et les contradictions de la société ont été identifiées, nommées, détruites par les mots, « Je vais l’exécuter dans mon roman », mais a-t-elle « changé les choses » ? Tout ne reste-t-il pas à faire, voire à écrire ? Burlesque et caustique, ce livre offre rire et légèreté, rire qui est aussi l’oxygène de la pensée et légèreté qui permet le lâcher-prise propre à la réflexion critique !