Littérature française

Alexis Ragougneau

Sans aucune fausse note

Entretien par Jean-Baptiste Hamelin

(Librairie Le Carnet à spirales, Charlieu)

Il y a une dizaine d’années, Alexis Ragougneau assiste à un concours de jeunes violonistes. Il est ému par une musicienne. À la pause, il souhaite lui dire à quel point elle l’a touché. Il s’approche et la voit dans les bras de sa mère, en larmes, et l’entend lui dire : « c’est tellement dur, si difficile ». C’est le point de départ de ce livre : la fragilité de l’artiste.

De la première page, entêtante, à la dernière, qui tel un artiste salue son public, cet Opus 77 monte crescendo en intensité. Nous pénétrons l'intimité d'une famille de musiciens dominée par le père, Claessens, chef d’orchestre et tyran domestique. Son fils, David, choisit la fuite comme moyen de lutte. Là réside l’excellence de ce roman, dans ce jeu au corps à corps, l’instrument en arme dénonciatrice, dans ce combat inégal entre l’artiste et son dictateur, entre l’homme et son image. Comment devenir un artiste tout en restant un homme, en demeurant soi°? Ariane, la fille, pianiste soliste, femme superbe et impassible (semble-t-il), essaie de décrypter, note après note, souvenirs après souvenirs, la partition familiale pour comprendre comment chacun d'entre eux s'est construit. Auteur virtuose menant cette quête, Alexis Ragougneau échafaude son roman en mouvements successifs, donnant le « là », chef d’orchestre d’un chœur, du cœur des lecteurs.

 

PAGE — Honneur à Ariane, qui est-elle ?
Alexis Ragougneau — Ariane est la narratrice de ce roman. Elle raconte l’histoire de sa famille de musiciens et en particulier celle de son frère, David. Ariane, âgée de 27 ans, est une pianiste classique, une soliste de très grand talent. Elle possède une magnifique chevelure rousse, une beauté froide qui lui a, en plus de son talent, permis de plaire aux médias. Elle a donc fait ce « pas en avant » vers le succès, ce pas que son frère n’a pas réalisé. Il est ou plutôt a été violoniste. Le roman est cet incessant aller-retour entre le succès d’Ariane et le retrait de David.

P. — Où se déroule la magnifique scène d’ouverture qui donne la parole à Ariane ?
A. R. — À Genève, dans une église, lors de l’enterrement du père d’Ariane, Claessens, chef d’orchestre dont les musiciens sont assis dans les travées de l’édifice. Ariane, à leur demande, doit jouer un hommage au piano. Elle avait pensé à Schumann mais, au dernier moment, elle décide de jouer l’accompagnement d’un morceau de violon qu’interprétait son frère et qui donne le titre au roman. C’est en somme la partition d’Ariane qui raconte l’histoire.

P. — Le roman va suivre alors les mouvements de ce concerto Opus 77. Ariane va jouer aussi pour son frère David, absent de la cérémonie mais incroyablement présent malgré tout.
A. R. — C’est le concerto pour violon de Chostakovitch. Ce concerto a une place centrale dans le roman. Ce compositeur russe a été pendant longtemps le « jouet » de Staline, un jour porté aux nues, le lendemain, sur un caprice du dictateur, rayé de la carte des musiciens. Longtemps, il a vécu dans la peur d’être déporté, se couchant tout habillé, sa valise prête à ses côtés. Pendant cette période de bannissement, il a écrit ce concerto qui est un autoportrait de l’artiste en dictature, un concentré de résistance face au dictateur. David va jouer ce morceau à deux reprises dans le roman.

P. — Ce totalitarisme est représenté par le père. David s’échappe de cela, interné volontaire, Ariane devient une star internationale. Reste la mère, Yaël. Qui est-elle ?
A. R. — Yaël est une chanteuse lyrique qui a rencontré Claessens en Israël. Elle est israélienne, a vingt ans de moins que son futur mari. Le couple s’installe en Suisse et, peu à peu, Yaël va perdre sa voix et basculer dans le silence. C’est là l’un des mystères du roman : pourquoi Yaël, à la voix si solaire, s’est tue ? Pourquoi Claessens, alors pianiste renommé, a interrompu sa carrière pour devenir chef d’orchestre et comment les enfants ont, chacun à leur manière, fui cette forme de dictature familiale. Quelle que soit l’échelle, celle d’une famille ou d’un pays-continent tel que la Russie, le thème est bien celui-ci : la lutte d’un artiste pour rester soi, pour demeurer un individu face à la pression dictatoriale.

P. — Un autre thème du roman est celui de l’artiste face au public, à la pression médiatique. Le lecteur ressent cette tension grandissante.
A. R. — C’est là le paradoxe de l’artiste : se mettre à nu sur scène mais posséder toutefois un épais blindage pour rester soi. C’est ma volonté de romancier de traduire en mots cette émotion quasi universelle à écouter une pièce de musique, traduire cela avec mes armes qui sont l’intrigue et surtout les personnages. J’aime raconter des histoires. L’intrigue, les personnages sont des matériaux avec lesquels j’aime jouer. Lorsqu’on démarre un projet, on arrive avec ses bagages. Celui d’homme de théâtre qui donne la possibilité aux comédiens de façonner un personnage et j’ai également écrit deux romans policiers. Le mécanisme d’enquête est un mécanisme totalement passionnant sans avoir besoin d’un assassinat dans l’histoire. L’enquête se transforme ainsi en « quête », ce qui est le propre de quasiment tous les romans et qui permet de révéler des secrets. Dans Opus 77, il y a un secret familial et Ariane, en jouant dans l’église, en se confessant à travers son clavier, fait ce travail de quête, dans un désordre chronologique, pour découvrir ce qui s’est réellement passé entre ses parents.

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