Alors que l’Histoire de l’écriture n’a presque plus de secrets pour nous et qu’elle constitue la base de notre civilisation, en cela qu’elle marque une limite avec la Préhistoire, celle de la typographie ne nous est pas enseignée alors même qu’elle lui est intrinsèquement liée. Des origines des lettres qui constituent notre alphabet aux années 1990 et ses ordinateurs qui l’influenceront considérablement, l’évolution de la typographie est passionnante ! Et surtout, elle est là, sous nos yeux, continuellement, au point qu’on ne la voit plus et pourtant, notre cerveau l’associe inconsciemment à des idées. Si les titres des péplums hollywoodiens n’étaient pas écrits en Trajan, du nom de l’empereur romain, aurait-on tout de suite l’idée d’un film à grand spectacle ? Imaginez un peu que nos feuilles d’impôts soient rédigées en Comics Sans, les jugerions-nous si rébarbatives ? Ce sont toutes ces subtilités que David Rault et les dessinateurs dont il s’est entouré nous invitent à découvrir à travers onze chapitres chronologiques, tout à la fois drôles et épatants, dans un ouvrage sur le sujet enfin accessible au commun des mortels, pour ne plus lire les choses de la même façon !
PAGE — En lisant l’album, on découvre que l’histoire de la typographie est très riche et liée à celle de l’écriture et pourtant on ne la connaît pas : pourquoi ?
David Rault — C’est une excellente question et je vous avouerais que je continue de me la poser moi-même. Cela a sans doute à voir avec cette caractéristique de la typographie : quand un caractère typographique est excellent, on ne le voit pas. On ne remarque que ceux qui sont ratés ou très mal employés – mais un caractère de labeur de qualité (un caractère qui a été conçu pour être lu facilement et rapidement) disparaît au profit de ce qui est écrit ; et ce qu’on ne remarque pas, en règle générale, on ne s’y intéresse pas. Je pense que c’est dans ce triste constat qu’il faut voir l’origine de ce (relatif) désintérêt pour la chose typographique.
P. — La typographie influence inconsciemment nos jugements tous les jours. N’est-elle pas devenue une branche du marketing ?
D. R. — La connotation psychologique de la typographie devrait, en effet, être enseignée dans les écoles de marketing, mais vous seriez étonnée de voir que ce n’est presque pas le cas. C’est triste car la typographie a son importance, non seulement dans le domaine du marketing, mais plus globalement dans à peu près n’importe quoi d’autre : décider de composer une affiche, une pochette de disque ou un CV en Gill Sans plutôt qu’en Baskerville, ça a des conséquences, et il est important de connaître les connotations en question pour pouvoir les utiliser à bon escient. C’est une introduction à tout ça que j’ai voulu faire avec ce livre : débroussailler un peu, de manière agréable et ludique, cette dense et impénétrable forêt que l’on appelle « typographie ».
P. — Quelle a été la genèse de cet album ?
D. R. — À l’été 2017, je suis en train de réfléchir à une idée pour un prochain livre. Tout à coup, l’évidence s’est imposée : il n’existe pas de BD sur l’histoire de la typographie, ni en France, ni ailleurs. Je parle du projet à Nicolas Leroy et Thierry Laroche chez Gallimard et ils acceptent aussitôt. (Je ne m’en suis toujours pas remis !) Seulement voilà : le discours est dense et assez technique, et je ne veux pas faire un livre de cours rébarbatif, il y en a déjà pas mal (dont certains de moi, j’avoue). Je décide donc de diviser le livre en onze chapitres que je propose à onze dessinateurs aux styles radicalement différents les uns des autres, pour que la lecture du livre soit la plus ludique possible. Certains auteurs se sont imposés assez facilement : le style narratif de Jake Raynal correspond parfaitement aux années 1970, celui d’Alexandre Clérisse aux années 1950-1960, etc. Et, cerise sur le gâteau, Jean-Christophe Menu nous a fait le très grand plaisir de signer la direction artistique du livre. Je suis fier du travail accompli et je n’ai plus qu’à espérer que le public l’apprécie.