Le deuxième roman de David Diop nous plonge dans l’enfer des tranchées à travers l’histoire de deux tirailleurs sénégalais appelés sous le drapeau français. Deux hommes quasi-frères : Mademba Diop, qui va se faire tuer sur le champ de bataille, et Alfa qui, traumatisé par ce qu’il voit, sombre dans une rage incroyable, le poussant à trucider l’ennemi. Sa frénésie est telle qu’il commence à effrayer ses compagnons et sa hiérarchie. Il sera alors évacué à l’arrière. Un répit qui va lui permettre de nous raconter leur histoire, leur enfance heureuse au Sénégal. Le destin de ces deux tirailleurs traduit le choc entre la culture africaine et la modernité de la guerre. Un choc porté par une langue incantatoire et précise.
PAGE - Comment est né ce très beau roman ?
David Diop - D’un choc de lecture provoqué par Lettres de poilus parues aux éditions Librio. C’est un recueil qui m’a profondément marqué. Un ensemble de textes très poignants écrits par des hommes qui ne savaient pas qu’ils allaient mourir quelques heures ou quelques jours après les avoir écrites. Puis je me suis demandé s’il y avait des textes de ce type écrits par des tirailleurs sénégalais. Sachant que j’ai deux cultures, une française et une sénégalaise, cette lecture m’intéressait. Aussi ai-je fait quelques recherches. J’ai lu les ouvrages d’Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul et Oui mon commandant ! (Actes Sud), où il est écrit que des effets de tirailleurs sénégalais avaient été rassemblés quelque part. J’ai donc imaginé qu’il y avait des lettres. Mais j’ai préféré laisser cet endroit inaccessible et imaginé un récit à la première personne mettant en scène un tirailleur sénégalais accompagné de son meilleur ami, son plus que frère. Le récit à la première personne m’a permis de rentrer dans l’intimité du personnage et d’ainsi recréer l’émotion qui m’avait submergé.
P. - Les personnages d’Alfa et de Mademba sont-ils fictifs ?
D. D. - J’ai fait des recherches pour dépeindre le contexte. Il y a beaucoup de thèses et de travaux scientifiques qui ont été publiés sur les tirailleurs sénégalais et sur leur place au sein de la Grande Guerre. Puis j’ai soigneusement oublié tout ce que j’avais lu pour ne garder qu’un décor et entrer dans le vif de l’émotion. Donc je ne pense pas qu’Alfa et Mademba aient existé en tant qu’individus. Mais peut-être !
P. - Il y a un travail remarquable sur la langue. Tout au long de votre roman revient une phrase en boucle, tel un refrain : « Par la vérité de Dieu ». Comment est-elle intervenue dans votre écriture ?
D. D. - C’est une phrase qui revient comme une phrase lancinante qui rythme le texte, qui le ponctue. C’est aussi la manifestation de la folie du personnage. Cette phrase m’aide également à retrouver le rythme de la langue wolof transcrite en français. Chaque langue a son rythme et j’ai une grande admiration pour l’écrivain Amadou Kourouma : il parle le malinké, ne le traduit pas mais a su en revanche « malinkiser » le français. Ce modèle m’a beaucoup impressionné et comme je parle le wolof, j’ai essayé de retrouver ce rythme et de le transcrire en français.
P. - Ce qui donne aussi un récit très oral.
D. D. - Tout à fait. C’est un psycho-récit, le récit des pensées du personnage, ce qui lui donne une grande liberté. En l’occurrence, cette phrase qui revient est une façon aussi de marquer la spécificité de ce personnage.
P. - Alfa porte en lui deux souffrances : la perte de sa mère et celle de son ami. Est-ce cette souffrance qui fait ce qu’il est devenu ?
D. D. - J’ai voulu montrer que le personnage avait une faille originelle. Et sa folie est l’extension de cette faille. Blaise Cendrars explique très bien ce qu’est la guerre dans son texte La Main coupée (Folio) et montre que cette guerre fut un cataclysme pour les paysans, ouvriers et instituteurs français. Pour cet Africain qui arrive sur ce théâtre de massacres, sa faille ne peut que s’agrandir. Dieu merci, tous les tirailleurs qui sont revenus vivants ne sont pas devenus fous ! La folie de la guerre a élargi la faille d’Alfa. C’est aussi un métis, le fruit d’un mariage entre deux êtres issus de deux ethnies.
P. - Votre roman parle aussi d’amour.
D. D. - Le père d’Alfa est un agriculteur enraciné dans sa terre. Il épouse une jeune fille peul qui a l’habitude de voyager. C’est ce qui m’a intéressé chez ce couple : celui qui reste et celui qui va. Chacun de ces deux êtres a sa beauté. Par une série d’images, j’ai voulu rassembler ces deux personnages si différents. Il y a aussi l’histoire d’amitié entre Alfa et Mademba. Une histoire d’amitié amoureuse ou d’amour amical, je ne sais pas trop comment le dire. J’ai choisi en exergue une phrase de Montaigne, « Nous nous embrassions par nos noms » (« De l’amitié », Essais, Livre I). S’embrasser, c’est se serrer dans les bras pour essayer de ne faire qu’un. C’est une formule qui reflète mon texte.
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