Deuxième sélection du Prix Médicis 2017
Première sélection du Prix du Style 2017
PAGE — Ils sont six : Hawa, Elira, Milad et Jawad, Ibrahim et Ali. Ils sont mineurs, des mineurs isolés comme on dit, un petit groupe au milieu de l’effervescence qui entoure le démantèlement de la jungle. Pouvez-vous nous parler de ces enfants, de leurs histoires, de leur espoir, de leur situation au moment où nous les rencontrons ?
Delphine Coulin — En fait, je n’avais pas prévu d’écrire ce livre mais c’est un autre chiffre qui m’a arrêtée : 10 000 enfants et adolescents migrants ont disparu au cours des deux dernières années en Europe. 10 000 enfants et adolescents se sont volatilisés. On ne sait pas du tout ce qu’ils sont devenus, ils sont comme rayés de la carte et c’était un point de départ incroyable. Je me suis dit : mais comment est-ce possible ? Où est-ce qu’ils sont ? Est-ce qu’ils sont morts ? Est-ce qu’ils sont partis en Angleterre ? Est-ce qu’ils ont été récupérés par des réseaux de trafiquants ? Et c’est comme ça que j’ai inventé ces six personnages, dont cette fille libre, Hawa, qui a 15 ans, qui vient d’Éthiopie, et qui vit depuis plusieurs mois dans cette jungle qui n’est donc pas une jungle luxuriante avec des palmiers et des perroquets, mais une jungle du pauvre, une jungle en bordure de Manche : le plus grand bidonville d’Europe. Ce sont 10 000 personnes qui sont dans un endroit et qu’on va évacuer en trois jours. On va tout raser. D’une jungle, on va obtenir un désert et, au milieu de ce désert, il y a six adolescents qui décident de rester là, qui se méfient de la proposition qui leur est faite par la France de les évacuer. Ils se disent que ça va les éloigner de l’Angleterre, ils ne sont pas sûrs de cette proposition qui semble un peu trop belle pour être vraie, et puis ils se disent aussi que si tout le monde s’en va, alors peut-être qu’eux, s’ils sont un peu plus malins, ils vont échapper aux contrôles et réussir à passer en Angleterre. Donc Hawa, ainsi qu’une autre fille et quatre garçons entre 8 et 17 ans, vont rester là dans ce désert et chercher à survivre en échappant à la police, en étant à la merci des passeurs et des trafiquants, en étant à la merci des autres migrants, des Calaisiens aussi parfois. Ils vont essayer de survivre et de passer vers ce qui est l’incarnation de l’ailleurs, du rêve : l’Angleterre.
Delphine Coulin, Une fille dans la jungle (Grasset) from PAGE des libraires on Vimeo.
P. — On connaît votre engagement, mais pouvez-vous nous expliquer comment on écrit ce genre de roman ?
D. C. — Je n’ai pas envie que vous pensiez que ce livre est proche de l’essai. Il se trouve que je suis aussi cinéaste et que si j’avais vraiment voulu faire un documentaire, j’aurais pris une caméra et je serais allée filmer à Calais. Mais je n’avais pas du tout envie de cela. Autant pour Samba pour la France (Points), j’avais passé trois ans dans une association à aider les sans-papiers et le livre était beaucoup plus documenté : on voyait vraiment le parcours de Samba à Paris, plusieurs époques se mélangeaient… Là, c’est un texte beaucoup plus pur, enfin que j’ai voulu plus pur, beaucoup plus détaché du réel. L’image que j’avais était une petite ville de 10 000 habitants où il y a des baraques, des tentes, où les gens vivent depuis plusieurs mois, où il y a des familles, des salons de coiffure, deux mosquées, une église… Et trois jours plus tard, il n’y a plus rien, sauf ces jeunes perdus au milieu de nulle part qui essayent, coûte que coûte, d’avancer, de marcher, parce que l’homme est fait pour ça. Si on s’arrête à des frontières, alors, peut-être, on oublie notre vraie nature humaine. C’était aussi cela l’image que j’avais : six silhouettes dans un monde après la catastrophe. Ces images m’intéressaient beaucoup plus qu’un roman trop documenté, car les gens sont abreuvés de statistiques, de chiffres et d’articles de journaux, et ce n’est pas cela qui les fait changer d’avis ou prendre conscience de ce que l’on est en train de faire, en laissant 10 000 enfants perdus sur notre territoire. Mon envie était de les incarner et de donner envie de rencontrer ces six personnes-là.
P. — Ils ont fui pour trouver la liberté et la réalité de leur voyage et de leur séjour calaisien les a fait grandir trop vite. Quel est votre regard sur ces enfants ? Que vouliez-vous montrer d’eux à travers votre roman ?
D. C. — J’ai voulu les considérer comme des enfants ou des adolescents ; c’est-à-dire que c’est quand même une bande de copains, c’est quand même une histoire d’amour entre deux d’entre eux, c’est quand même des rapports de frères. Ils vivent dans la misère, ils galèrent tous les jours mais ils restent des enfants ou des adolescents. J’avais envie d’incarner cette jeunesse à laquelle, je pense, tout le monde est sensible. Autant on est capable de dîner devant sa télé quand on est abreuvé de documentaires ou d’articles de journaux, autant on peut prendre conscience que le petit Aylan pourrait être notre fils quand on voit sa photo sur une plage. D’un coup, avec une photo, on a des milliers de gens pour qui la réalité devient intolérable. Moi je n’ai pas cherché à faire quelque chose d’intolérable, mais j’ai cherché à leur donner un visage, un nom et une histoire. C’est avant tout l’histoire d’une fille libre qui n’a peur de rien et qui se retrouve dans un pays ou tout le monde a peur de tout, et d’elle particulièrement.
Partez à la rencontre de l’auteure dans la librairie près de chez vous :
Fête du Livre de Saint-Etienne les 6,7 et 8 octobre 2017
Foire du livre à Brive, les 10, 11 et 12 novembre 2017
Fête du livre du Var à Toulon, les 17, 18 et 19 novembre 2017