Juin 1940. La France des côtes normandes se retrouve jetée sur les routes de l’Exode pour échapper au pire. Deux sœurs, Muguette et Emeline, sont évacuées avec leurs enfants. Puis c’est l’armistice, le retour et l’occupation allemande. Les privations, les bombardements incessants, la haine qui monte et la honte de la défaite avec le retour des soldats vaincus. Comment fait-on pour affronter ce chaos, la peur, les privations ? Où puise-t-on la force de lutter pour sa survie et celle des siens, jour après jour, instant après instant ? Valérie Tong Cuong nous donne la réponse tout au long de Par amour, roman choral où les personnages prennent la parole à tour de rôle, éclairant chacun à leur façon ce sentiment puissant qui nous donne le courage de rester debout lorsque tout vacille. Un livre à la force tremblante et fiévreuse, toujours au bord de la chute et du désespoir, et dont la véracité nous emmène au plus intime de nos peurs et de nos ressources.
Page — Après votre dernier livre Pardonnable, Impardonnable, essentiellement basé sur la psychologie des personnages, vous revenez ici avec un roman mêlant intimité et Histoire. Est-ce un projet d’écriture que vous portez depuis longtemps ?
Valérie Tong Cuong — J’y pense depuis quelques années, mais il s’agissait d’un projet très ambitieux par le travail qu’il supposait, que ce soit en terme de quantité et de qualité. Je pressentais également qu’il serait un voyage éprouvant sur le plan émotionnel. J’ai attendu d’être prête pour m’y confronter. Et puis j’ai su que le moment était arrivé.
P. — Par Amour commence au début de la Seconde Guerre mondiale et décrit avec une grande précision le quotidien des Français, en particulier dans cette zone extrêmement vulnérable des côtes normandes. Est-ce un sujet que vous connaissiez spécialement ? Ou avez-vous mené un travail de recherche historique ?
V. T. C. — Ma famille maternelle est havraise, j’y ai donc puisé en partie mon inspiration. Mais je me suis surtout énormément documentée. C’était difficile, car une grande partie des archives ont disparu lors des bombardements. J’ai eu la chance de rencontrer des gens extraordinaires, qui m’ont permis d’accéder à des traces écrites d’une grande valeur, des témoignages, des dossiers enfouis, quasi introuvables par des moyens de recherche classiques, tant à propos du quotidien sur place que des enfants évacués. Je tenais à ce que chaque détail, chaque fait, soient exacts et témoignent de ce qui avait été vécu par les uns et les autres. Ce fut un travail colossal mais passionnant.
P. — La guerre apparaît en creux, comme le symbole de ce qui peut nous détruire et nous assiéger. Le lecteur découvre au travers du regard des différents personnages une horreur qui devient ordinaire : les privations, les bombardements, l’absurdité de la haine. Est-ce que cela résonne pour vous avec l’actualité de notre monde ?
V. T. C. — L’écho est immense. Les images des bombardements en Syrie, de ces gens qui luttent pour survivre et protéger leurs enfants, sacrifiés au nom de l’intérêt général ou de conflits qui les dépassent, mais aussi les manifestations de haine, de replis qui se déploient à travers le monde, me renvoient sans cesse à notre propre Histoire et m’interpellent. Je prends conscience qu’il faut avoir vécu les conséquences de tels événements dans sa chair pour en mesurer la dimension. Or le roman permet cela, se glisser dans la peau de ces gens, vivre avec eux ces choix impossibles, ces combats, en saisir l’enjeu. J’ai moi-même été bouleversée et mon regard sur la guerre a changé.
P. — Vous donnez la parole à vos personnages principaux dans des chapitres assez courts qui dévoilent le déroulement des événements par des éclairages successifs et différents. C’est un procédé romanesque que vous utilisez souvent dans vos romans. Pouvez-vous nous en parler ?
V. T. C. — C’est un procédé qui donne à voir les vérités de chacun et par conséquent enrichit considérablement la réflexion tout en démultipliant les émotions. On ne vit pas la même guerre selon que l’on est un homme, une femme, un enfant, selon que l’on est jeune, vieux, à la santé robuste ou fragile, mais aussi selon que l’on est seul, aimé, entouré, selon que l’on est ou non instruit, selon son tempérament, selon son passé, ses croyances ou ses convictions. Ainsi, ce qui est une faiblesse pour l’un se révèle une force pour l’autre. Le roman choral observe cela, multiplie les angles.
P. — Chaque personnage donne à voir un visage particulier de l’amour, qu’il soit filial, conjugal, fraternel, amical, ou même patriotique. Quelle qu’en soit la nature, il traverse le roman comme une force inéluctable. Pensez-vous qu’il rende les êtres capables de tout ? Et, comme le croit une de vos héroïnes, qu’il immunise du malheur ?
V. T. C. — Non, bien sûr, l’amour n’immunise pas. Il n’évite ni les chagrins, ni le danger, ni les blessures – et c’est aussi ce que montre le roman. Mais lors de mon travail de recherche, en lisant, étudiant, écoutant les témoins, j’ai compris que la plupart de ces gens avaient tenu debout non pour eux-mêmes, mais pour protéger leurs proches – voire leur pays. L’amour était la dernière, unique richesse qu’aucun ennemi ne pourrait jamais leur enlever, un carburant inépuisable face à l’adversité et au drame, et même face à la mort. Par amour, ils ont continué d’espérer et d’avancer. C’est cet amour qu’ils éprouvaient les uns pour les autres, qui a vraiment fait la différence, bien plus que les conditions physiques ou matérielles.