Gaelle Josse, L'Ombre de nos nuits - Prix France Bleu / Page des libraires 2016 from PAGE des libraires on Vimeo.
Gaëlle Josse, votre talent littéraire, qui n’est plus à prouver, s’est vu récompensé de nombreuses fois. Vous recevez aujourd’hui le prix France Bleu/Page des libraires, qui rassemble les libraires, les lecteurs et les auditeurs de France Bleu. Comment avez-vous accueilli la nouvelle ?
Gaëlle Josse — Avec tout le plaisir et toute la reconnaissance que vous pouvez imaginer ! Un prix, c’est un signe fort, une marque d’attention particulière, une envie de distinguer un livre et de le dire à l’auteur. Et à chaque fois, pour moi, c’est un jalon précieux, un moment chaleureux, inoubliable. Ce qui me touche le plus, c’est qu’il m’est décerné par celles et ceux qui sont au plus près du livre : les libraires, les lecteurs, les auditeurs. Un geste désintéressé qui répond à la seule sincérité d’un texte, d’une voix. Je ne peux pas rêver mieux. Je pense aussi au chemin parcouru depuis mon premier livre, Les Heures silencieuses (paru en 2011 chez Autrement ; disponible chez J’ai Lu). Je dois tant aux libraires, aux lecteurs, aux blogueurs, qui l’ont remarqué et porté dès sa sortie, qui m’ont suivie depuis avec une belle attention. Je suis heureuse de pouvoir leur dire toute ma gratitude à l’occasion de la remise du prix.
Le tableau « Saint-Sébastien soigné par Irène » de Georges de La Tour est au cœur de votre roman. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec cette toile et comment vous est venue l’idée d’écrire à partir de ce chef-d’œuvre?
G. J. — C’est avant tout l’histoire de mon saisissement devant ce tableau découvert dans un musée, un peu par hasard. J’ai été happée par l’expression de douceur, de sollicitude inquiète de cette très jeune femme penchée sur un homme blessé qu’elle tente de soigner. Cette attitude m’a renvoyée, dans un court-circuit brutal, à une passion passée, non partagée, avec cette impression troublante d’avoir aimé avec cette même tendresse intranquille. La narratrice du livre va revivre cette histoire violente, amère, en adressant à cet homme les mots qu’elle ne lui a jamais dits. C’est cet aveuglement, ce déni face à la réalité, que j’ai voulu creuser, et dire aussi combien nous sommes nus, démunis lorsque nous aimons. En parallèle, j’ai imaginé la voix du peintre, l’homme, complexe, ambitieux, et l’artiste, dans son processus de création. Puis une troisième voix, celle de Laurent, son apprenti – un orphelin qui cherche sa juste place et sera confronté à des interdits sociaux –, à qui il demande de copier le tableau. L’atmosphère charnelle de cette scène entre ces deux êtres immergés dans leur nuit me saisit encore aujourd’hui. Et ce troisième personnage, qui détourne le regard de la scène... Pourquoi cet effroi ?
Au fil de vos différents romans, trois thématiques se détachent : la psychologie, l’Histoire et l’art (musicale ou picturale). L’Ombre de nos nuits n’y échappe pas. Quels liens cultivez-vous avec ces trois disciplines ?
G. J. — Des liens très forts, je crois. La psychologie, pour moi, c’est l’exploration de nos désirs, de nos peurs, de nos regrets, de nos blessures, de nos parcours de vie, dans leur richesse et leur complexité. J’aime accompagner quelques destins singuliers, approcher au plus près leur vérité intime, en la nourrissant de ma propre histoire, de mes angoisses, obsessions, interrogations. Que serions-nous sans tous ces personnages qui nous accompagnent et nous tendent leur miroir, en nous emmenant ailleurs ? Avec la musique, la peinture, c’est aussi un long compagnonnage. La force de l’art, c’est de nous interroger sur nous-mêmes, au-delà des siècles, hors de toute considération esthétique. Il nous fait réaliser combien les battements du cœur et les grandes émotions humaines sont éternels. Il en va de même pour l’Histoire, qui m’intéresse lorsqu’elle s’incarne, nous devient proche, vivante, et nous replace, à travers nos vies à la fois uniques et minuscules, dans le grand continuum de l’humanité.
Vos romans ont su se différencier grâce à votre écriture. En effet, les libraires aiment parler du « style Josse » : une langue douce, ciselée, délicate, pleine de poésie et de mélodies. Dans L’Ombre de nos nuits, vous nous livrez une écriture pleine de lumière et d’obscurité, à l’image de la technique du clair-obscur du tableau de La Tour. Comment faites-vous pour nourrir votre langue d’écrivain ?
G. J. — Que vous dire ? Je suis curieuse d’autrui, attentive au monde. Tout ce que je vis, ressens, découvre, aiguise mes perceptions, et à un moment donné j’accueille ce que ma caméra mentale met en route, sans toujours me demander mon avis. Je ne sais pas si un auteur gagne à trop s’interroger sur sa langue, au risque d’un décorticage qui peut casser la machine. Je cherche l’équilibre entre l’intuition, l’impulsion du premier jet et le nécessaire travail sur la langue, sur les imperfections. Polir sans affadir. Et vous soulignez un paradoxe, car ce que vivent mes personnages n’est ni doux ni ciselé, ce sont au contraire des moments difficiles de bascule, de choix, des remords, des transgressions... Et quoi de plus métaphorique qu’un clair-obscur pour dire nos vies ?