Le roman se passe à Paris, de nos jours. Son héros, le metteur en scène polonais, est invité par un grand théâtre français à monter le projet de son choix. Ce sera le roman d’un grand écrivain autrichien décédé. Thomas Bernhard, pour ne pas le nommer. Là gît l’énigme du récit, son versant fantastique, dans la lignée des récits d’Hoffmann ou de Gogol. Comment introduire un roman de Thomas Bernhard dans une fiction ? En lui donnant une vie propre. Car un roman peut en cacher un autre. Après avoir lu les premières pages et rédigé les premières ébauches de la future pièce, le héros reprend la lecture du livre… mais n’y retrouve plus les actions, les personnages qu’il y avait précédemment découverts. Et à chaque lecture nouvelle, l’œuvre se transforme. Il tente d’élucider ce mystère, interroge l’éditeur, le traducteur, fait appel à quatre détectives, sans parvenir à y comprendre mieux, tout en élaborant le plus catastrophique des spectacles.
Brillamment mené, ce roman, dont l’écriture pastiche celle de Bernhard et en sonde les thématiques, raconte la folie à l’œuvre dans toute entreprise de création, littéraire ou théâtrale.
Page — Avez-vous écrit un conte philosophique ou un roman à message ?
Antoine Mouton — Il n’y a pas vraiment de discours philosophique ni de message, plutôt une situation : au sein d’un corps constitué d’organes, l’un d’eux est atteint d’une maladie – il devient fou. À partir de là une question concrète, dramaturgique, se pose : comment vont réagir les autres, que peuvent-ils faire ? Le soigner ? Ils n’y parviennent pas, ils partagent des œufs durs plutôt que de parler du problème. S’en séparer ? Oui, mais alors le corps ne tient plus, l’ensemble se disloque. Ou se laisser contaminer par cette folie, survie possible mais périlleuse du corps commun ? On voit bien ce que cette situation a d’actuel. À travers la figure du metteur en scène polonais, il y avait une idée de l’Europe, une manière de dévier une mythologie d’aujourd’hui : on a beaucoup entendu parler du plombier polonais. Et en même temps que j’écrivais, il y avait ce qui se passait en Grèce, organe malade accusé par les autres de vouloir les rendre malades à leur tour. J’ai donc introduit un personnage grec, un philosophe, pour qu’il prenne le relais du récit. C’est en ce sens que ce roman est un conte : il parle vraiment de ce dont il parle (la préparation d’un spectacle), mais il est plein d’échos d’autres choses.
P. — Mais d’où ça vient, une telle histoire ?
A. M. — Hervé Guibert écrit, dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Folio) : « Un diable s’est glissé dans mes soutes : T.B. Je me suis arrêté de le lire pour stopper l’empoisonnement. » T.B., c’est Thomas Bernhard. Je crois qu’il y a des livres comme ça, qui relèvent de la sorcellerie. Tellement entêtants qu’ils en deviennent dangereux. Guibert l’associe carrément au Sida. Mon livre est un exorcisme, une manière d’en finir avec une influence. En cela le projet est paradoxal : c’est à la fois un hommage et une tentative de séparation. Je m’amuse à entrer dans la complexité logique des phrases bernhardiennes, dans leurs roulements... mais j’essaie de les briser en même temps.
P. — « Le roman est piégé, il est instable », dites-vous à propos du roman dans le roman. Mais votre roman aussi est instable, par son personnage central, par les liens avec T.B., par le rapport entre roman et théâtre ?
A. M. — J’ai écrit ce roman tandis que j’en corrigeais un autre. Je déplaçais des chapitres entiers, supprimais des dizaines de pages, ça changeait tout à chaque fois, et pourtant ce n’était toujours pas ça. Quelque chose m’échappait. Alors j’ai écrit Le Metteur en scène polonais avec ce point de départ : y a-t-il des romans dotés d’une vie propre, qui peuvent changer tandis qu’on ne les lit pas ? Le théâtre, bien qu’il en soit question dans le livre, est surtout métaphorique : c’est la façon dont on s’occupe d’un texte, dont on le représente, le comprend, le transforme, le trahit... Toute une société qui se constitue autour d’un texte. Et comment chacun s’active pour apporter ce qu’il peut à ce texte. Le théâtre, en ce sens, est comme l’écriture : des dizaines de personnes à l’intérieur de nous s’occupent de mettre des mots en ordre ou en désordre, d’en choisir un plutôt qu’un autre, de supprimer un passage, etc.