Entretien avec Isabelle Monnin from PAGE des libraires on Vimeo.
Quand Isabelle Monnin raconte à son ami Alex Beaupain qu’elle s’est procuré un lot de photos d’inconnus, qu’elle en fera un roman puis partira à la recherche de ses personnages, il lui propose de participer au projet en écrivant des chansons inspirées par son texte. Aucun des deux n’imagine l’aventure humaine et artistique qu’ils vont vivre. Le résultat donne un livre-objet singulier dont le lecteur ne peut se détacher. Laurence, clé de voûte du roman, est une petite fille au regard grave, trop seule dans un monde d’adultes aimants mais maladroits. Son journal fait écho à l’enquête qui va révéler de troublantes coïncidences avec la fiction. Une histoire presque toute simple de gens qu’on dit volontiers ordinaires. Mais la finesse d’écriture de la romancière et du chanteur/compositeur révèle toute l’unicité de ces vies dignes et discrètes. « Les gens sont des histoires, tu les inventes, ils vivent plus que vrais […]. Les gens sont maintenant des chansons, tu les écoutes et si tu pleures un peu, tu as raison ».
Page — Comment avez-vous obtenu ces photos ?
Isabelle Monnin — Il y a trois ans, je dînais chez un ami historien qui est collectionneur de photos et j’ai appris à cette occasion qu’on pouvait acheter sur Internet des photos de famille. Ça m’a totalement stupéfiée qu’on puisse vendre ses photos et fasciné qu’on puisse devenir propriétaire de photos de famille dont on ne sait rien. Le lendemain je me suis retrouvée sur eBay, j’ai tapé « photos de famille » et là on me proposait des dizaines d’annonces. Parmi elles, une m’a attirée, c’était celle d’un monsieur qui proposait une soixantaine de polaroids et un lot de deux cent cinquante photos d’une même famille. Je les ai achetées et elles me sont arrivées quelques jours plus tard dans une grosse enveloppe blanche, d’où le titre, puisqu’il s’agit de raconter la vie des gens qui se trouvaient dans l’enveloppe.
P. — Ce sont des photos sans intérêt artistique. Qu’est-ce qui vous a bouleversé pour éprouver le besoin d’écrire leur histoire ?
I. M. — Effectivement, ces photos ne sont pas prises par Vivian Maier et n’ont aucun intérêt photographique. Elles ne sont pas légendées. Je ne peux donc rien savoir sur ces gens, ni d’où ils viennent, ni qui ils sont. Elles datent des années 1960, jusqu’au tout début des années 2000, et couvrent donc une assez longue période. Je pense que ce qui m’a touchée, c’est justement qu’elles sont imparfaites, extrêmement banales et totalement familières. Il se trouvait aussi qu’il y avait des coïncidences avec ma propre vie, notamment qu’elles ont été prises à une soixantaine de kilomètres du lieu où j’ai grandi, mais je ne le savais pas quand je les ai achetées. Peut-être qu’inconsciemment je reconnaissais un décor, des gens de mon enfance… Un matin, je me suis dit : maintenant tu vas raconter la vie des gens dans l’enveloppe. J’ai tout de suite mis en place un dispositif, écrire un roman et ensuite enquêter. Pendant dix-sept ans j’ai été grand-reporter, je sais faire des enquêtes et retrouver des gens. Quand je les retrouve, en général, j’arrive à les faire parler. Une fois le roman terminé, et uniquement à ce moment-là – pour ne pas faire de parasitage entre la réalité et la fiction –, je partirai à leur recherche. Ainsi, je pourrai mettre en miroir les deux histoires, celle inventée et sentie à partir des photos, et celle telle qu’ils me la raconteront si je les retrouve.
P. — Vous les retrouvez et prenez conscience que la réalité rattrape votre fiction. Ce doit être très troublant ?
I. M. — Il y a des choses que je n’avais pas vues ou mal comprises, en particulier dans la généalogie où je me suis perdue. Mais il y a des choses que j’avais pressenties, notamment la petite fille que j’avais appelée Laurence… qui s’appelle vraiment Laurence. Quand je l’ai appris, j’ai appelé Alex qui m’a dit qu’on ne me croirait pas. Mais je vous jure que c’est vrai.
P. — Comment les gens ont-ils réagi ? Ils pouvaient remettre en question votre projet ?
I. M. — Oui, je suis vraiment le vampire. J’utilise leurs photos dont je ne sais pas à ce moment-là comment elles se sont retrouvées en vente, je leur demande de me raconter leur vie et d’accepter d’être dans un livre. À tout moment je me dis que quelqu’un va me demander d’arrêter. En fait je suis tombée sur des gens incroyablement ouverts, généreux et intelligents, dans le sens où ils ont compris ma démarche et ont accepté de jouer le jeu avec leurs conditions, notamment que leur nom ne soit pas révélé. Ils m’ont ouvert leur vie et, ensuite, ils l’ont ouverte à Alex. Ces gens ont l’impression que leur vie n’est pas intéressante, comme la majorité d’entre nous le croit, mais en fait toutes les existences sont intéressantes, il suffit de les écouter.
P. — La collaboration d’un romancier et d’un chanteur autour de ce qui est au départ un roman n’est pas courante. Qui a eu l’idée de ce travail en commun ?
Alex Beaupain — Nous sommes de vieux amis. Je m’intéresse au travail d’Isabelle et cela faisait longtemps que j’avais envie de réaliser un projet avec elle, sans savoir lequel. On parlait plutôt d’un spectacle qu’on écrirait ensemble. Et un soir, elle me raconte son histoire en me montrant des photos. Je lui dis deux choses : « Tu es folle ! » Et : « C’est génial ! ». Parce que je trouve que l’idée d’écrire un roman à partir de ces photos et ensuite d’essayer de retrouver les gens ressemblait beaucoup à Isabelle. Je lui ai proposé d’écrire des chansons originales inspirées de son roman, et puis de les faire chanter par des actrices et des chanteuses qui incarneraient ses personnages. On a proposé aux gens des photos de chanter. Ils chantent merveilleusement bien, presque trop bien. De la même façon que j’ai dit à Isabelle qu’on ne la croirait jamais à propos de la similitude du prénom, il y a des gens qui écoutent le disque et pensent que je suis allé chercher des chanteurs professionnels. Quand Isabelle dit que ces gens sont généreux et intelligents… elle ne dit pas la moitié de ce qu’ils sont.
Sélection prix du Style 2015 et Fête du livre du Var 2015