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Entretien avec Laurent Binet à l’occasion de la sortie de son roman La septième fonction du langage, Ed. Grasset.
Le talent d'un écrivain ne se mesure pas au nombre de ses publications mais à leur qualité. Laurent Binet fait partie de ces ingénieux et talentueux écrivains qui puisent leurs forces romanesques dans notre matière historique et qui en extraient quelques leçons venant joyeusement éclairer nos lanternes modernes. La Septième Fonction du langage n’est pas un énième récit sur les années 1980 ni sur l’ascension politique d’un candidat socialiste. Ce roman, mêlant polar, cinéma ou encore bande dessinée, dresse une réflexion sur une arme connue de tous mais trop souvent méprisée : le langage. À travers les truculents portraits d’intellectuels, Laurent Binet s’interroge sur le pouvoir de la langue dans une société où la maîtrise de cette rhétorique est essentielle. L’intelligence de ce texte réside dans la construction de cette réflexion. Le roman est rythmé, profondément drôle et les interventions philosophiques, savamment dosées. Un livre d’une formidable finesse que vous ne lâcherez pas.
Page — Laurent Binet, votre roman s’ouvre sur la mort de Roland Barthes. Sur quoi travaillait-il avant cet accident ?
Laurent Binet — J’ai imaginé que Roland Barthes, le jour de son accident, détenait un manuscrit inédit de Jakobson, La Septième Fonction du langage. Dans la réalité, Jakobson a travaillé sur les fonctions du langage. Il en a trouvé et expliqué six. J’ai pensé qu’il y en aurait eu une septième qu’il aurait gardée secrète, parce qu’elle serait si puissante qu’elle permettrait à celui qui la maîtrise de convaincre n’importe qui de n’importe quoi dans n’importe quelle situation.
P. — Peut-être pourriez-vous nous rappeler succinctement les six fonctions du langage ?
L. B. — Jakobson explique que le langage sert à parler de quelque chose, c’est la fonction référentielle. Lorsque l’on parle à quelqu’un, c’est la fonction du « tu ». Si l’on parle de soi c’est la fonction du « je ». Il y a ensuite la fonction métalinguistique, qui parle du langage proprement dit. La fonction poétique désigne les « belles choses » du langage. La fonction pratique est la plus drôle. Il s’agit de parler pour parler et elle représente 70% de nos conversations. J’ai imaginé que la septième fonction serait performative, c’est-à-dire le fait de faire advenir quelque chose par le simple fait de le proférer. Cette dernière existe déjà dans notre société, par exemple lorsque le maire annonce aux mariés : « Je vous déclare mari et femme ». Il l’énonce, le déclare et scelle cette parole.
P. — Barthes est présent en filigrane tout au long de votre roman. Pourquoi avez-vous choisi de vous « emparer » du mythe de Roland Barthes ? Qu’est-ce qui vous fascine chez lui ?
L. B. — Barthes a toujours été un élément déterminant dans mon parcours intellectuel et personnel. Il m’a permis de voir et d’étudier différemment un texte littéraire en sortant des évidences plates et sans saveurs. Grâce à lui, les études de texte sont devenues géniales et créatives. C’est Barthes qui m’a fait aimer mon métier de professeur de français. C’est quelqu’un que j’ai toujours suivi. J’ai beaucoup exploré son œuvre et me suis vivement intéressé à sa vie. Le jour où j’ai découvert qu’en sortant de ce fameux déjeuner avec Mitterrand, Barthes s’était fait renverser, j’ai pensé qu’il y avait quelque chose de formidablement romanesque.
P. — Comment avez-vous construit et pensé vos personnages, notamment ceux du commissaire Bayard et du thésard Simon Herzog ?
L. B. — Je les ai pensés de façon structurale. J’avais conscience que le milieu de la linguistique et du post-structuralisme n’était pas forcément familier aux lecteurs. L’idée était donc de créer ce couple d’enquêteurs, l’un néophyte et l’autre savant. L’intérêt de Bayard était de représenter et guider le lecteur « non-initié » au sein de ces courants intellectuels.
P. — Dans votre roman, vous jouez avec les codes et les genres littéraires. Pourquoi avoir choisi de multiplier les genres ?
L. B. — J’avais envie de faire un roman sous forme de polar, mais aussi de composer un méta-roman, le principe étant que l’œuvre discute de son genre elle-même, comme dans HHhH, mais de manière différente. J’ai intégré davantage de réflexivité et d’effet miroir. Par exemple, au début du roman, Simon Herzog fait un cours sur James Bond. Au fil du texte, il se james-bondise, il intègre son enseignement et l’applique sur sa propre personne. C’est l’idée de ce roman. C’était une manière pour moi d’assouvir mon goût pour l’analyse de manière ludique.
P. — La fonction essentielle de votre livre se concentre autour de la satire de la langue. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire sur le sujet ?
L. B. — Je connaissais bien Barthes et Jakobson, mais très peu les philosophes de la « French theory », Deleuze, Derrida, Althusser, Kristeva, etc. En apprenant qu’ils avaient côtoyé Barthes, j’ai eu envie de les découvrir. Contre toute attente, ils m’ont captivé et j’ai eu envie de rendre compte de leurs découvertes. Par exemple, la question du performatif chez Derrida m’a beaucoup intéressé. J’ai trouvé cela plaisant de l’insérer dans mon texte et d’en faire un motif policier. Plus généralement, j’ai voulu que ces philosophes puissent être des personnages crédibles dans un roman. C’est pourquoi j’ai choisi de les faire parler avec leurs propres mots. Ainsi 60% des dialogues sont des citations collectées, décontextualisées, recontextualisées et redistribuées. Ça a été compliqué, j’y ai consacré beaucoup de travail. Mais ce fut aussi très amusant et passionnant.
P. — Votre roman démontre l’importance des sciences-humaines dans notre quotidien. Bayard, perplexe, demande à Simon à quoi sert la linguistique. Ce dernier lui répond : « à comprendre le réel ». Pensez-vous que nous pouvons appliquer cette définition à la littérature ?
L. B. — Oui tout à fait. Je dirais que c’est à deux niveaux : mon livre est évidemment une réflexion sur le pouvoir du langage, mais également sur le pouvoir de la littérature. Je terminerai par une citation de Barthes qui, le jour de son admission au Collège de France, a glissé à l’intérieur de son discours un passage qui fit scandale : « la langue n’est ni réactionnaire ni révolutionnaire mais elle est fasciste ». En effet, la langue nous oblige à choisir dans un corpus de mots, on ne peut pas inventer une langue si l’on veut être compris. Cette obligation de choix est une forme de violence, et pour échapper à cette obligation à choisir, il y a quelque chose qui s’appelle la littérature.
Sélection prix du Style 2015