Autant vous le dire tout de suite, En face est le livre de la rentrée qui m’a le plus séduit, le plus touché, que j’ai trouvé le plus inventif et le plus original, dont le style m’a paru le plus inimitable. En presque 200 pages, Pierre Demarty, grand traducteur et éditeur de littérature étrangère chez Grasset, nous propose un premier roman qui ne laissera personne indifférent. Ce texte d’une grande maîtrise, servi par un style travaillé et original, nous séduit littéralement. L’histoire est simple, presque banale, pourrait-on penser de prime abord. Mais le talent et l’intelligence de l’auteur transcendent cette apparente banalité. Malgré le manque d’envergure des personnages, nous basculons dans un univers étonnant, pour finir par partager avec plaisir le quotidien de la famille Nochez. Pourtant, le drame n’est jamais très éloigné de la farce… Il faut souligner une prose somptueuse et les différents registres utilisés dans cette histoire.
Page — En face est votre second livre, c’est aussi votre premier roman. Vous y racontez l’histoire des Nochez sous une forme qui prend parfois l’allure d’un jeu des sept familles, avec le père Jean, la mère Solange, et les enfants… Les Nochez sont une famille du genre banal, où il ne se passe rien de particulièrement notable, dont le père, Jean, est une sorte d’incarnation de l’insignifiance, un individu sans volume, une « huître », dites-vous, un « mollusque ». Pourtant, on s’aperçoit rapidement que les apparences sont trompeuses et que, derrière cet épais voile de normalité, se cache quantité de bizarreries. Un soir Solange ne s’aperçoit même pas de l’absence de son mari, c’est dire à quel point ce brave homme manque de volume.
Pierre Demarty — En effet, mon personnage est un être assez insignifiant, mais attachant aussi. Il souffre de son étrange rapport aux autres et en joue aussi. C’est en somme un personnage tout à fait romanesque.
Page — Jean Nochez est une sorte de Bartleby contemporain. Découvrant qu’un appartement est à vendre juste en face de chez lui, il l’achète et décide d’y passer des périodes plus ou moins longues pour échapper à son quotidien. Sans dévoiler trop l’histoire on peut dire que votre roman va prendre une tournure inattendue !
Il est rare de rire quand on lit un roman. C’est pourtant ce qui m’est arrivé avec En face. Je me demandais où vous aviez bien pu aller chercher des idées aussi fantaisistes, je me disais que vous étiez probablement, vous aussi, un peu fou, pour inventer pareille intrigue. Il ne s’agit toutefois pas d’une farce, ou pas seulement, puisque se greffent à l’histoire une dimension sociologique, une réflexion sur la solitude, sur la manière dont les grands ensembles altèrent les individualités. J’en viens à ma question : vous êtes-vous amusé en écrivant ?
P. D. — Je me suis énormément amusé ! Je m’aperçois en vous écoutant que j’ai, en effet, écrit une histoire complètement délirante. Pourtant, pendant la phase de rédaction à proprement parlé, on ne s’amuse pas forcément. Les passages les plus échevelés, qui paraissent tenir par la grâce du n’importe quoi, résultent en réalité d’un long travail sur la cohérence. Il faut que ça se tienne, il faut qu’à la fin, si Jean Nochez est en bateau, le lecteur, lui, n’ait pas l’impression d’être mené en bateau. Il doit toujours y avoir une espèce de cohérence dans la folie. L’amusement survient davantage aux instants où ces scènes naissent dans l’esprit, que lorsqu’il s’agit de les traduire en mots et en phrases.
Page — C’est un roman très humain, très riche, fourmillant de références littéraires et de clins d’œil. Quelles ont été vos références ?
P. D. — Je n’avais pas de référence précise quand j’ai commencé à écrire. Elles se sont greffées au fil de la rédaction. Alors que j’étais déjà lancé dans l’écriture, je me suis aperçu que cette histoire avait déjà été écrite, il y a deux siècles par Nathaniel Hawthorne, sous la forme d’un conte intitulé Wakefield. Lorsque l’idée de ce roman a germé dans mon crâne, je me suis dit que je venais d’avoir une idée de génie, à laquelle personne n’avait encore pensé. Et puis j’ai découvert Wakefield ! C’est une sorte de source rétrospective. Il y a Bartleby, aussi, bien sûr. Le personnage me fascine depuis toujours. J’éprouve un intérêt particulier pour ces personnages de roman à qui, par définition, il est censé arriver des choses et auxquels il n’arrive finalement rien. Parce qu’ils refusent de participer, demeurant toujours un peu en retrait, un pas à côté du roman et donc, de la vie. À mesure que je progressais dans la rédaction, des références sont apparues presque naturellement. Mais ce sont, comme vous le disiez, des clins d’œil, certains sans doute plus obscurs que d’autres. Rien de plus. Des échos qui se greffent à l’histoire, petit à petit, parce que tel épisode m’aura rappelé telle lecture. Vous constaterez par exemple que mon personnage principal peut avoir une fonction anagrammatique, en hommage à un célèbre écrivain français contemporain que j’aime beaucoup. Ainsi, le livre est parsemé de petites traces rarement anticipées, nourries par ce que je faisais au moment de la rédaction, par des découvertes littéraires, etc. J’ai lu pour la première fois les nouvelles de Jean Forton au moment où j’écrivais En face. Ç’a été un ravissement. Alors, ni une ni deux, j’ai décidé de baptiser l’une des rues où évoluent mes personnages, rue Jean Forton ! En face est rempli de ces signes infimes. Je ne voulais surtout pas être insistant et lourd.
Page — En ouvrant votre livre, je m’attendais à plonger dans une ambiance très américaine ou anglo-saxonne. J’ai été très surpris, car c’est plutôt à un hommage aux écrivains français, à Calet, Céline, Fargue, etc., que vous vous livrez, dans une langue parfois gouailleuse, toujours remarquablement travaillée et spirituelle. Quand on lit un premier roman, on se demande souvent si l’intrigue ne va pas s’essouffler, si l’auteur va parvenir à tenir la distance… vous la tenez avec une admirable réussite ! Je veux vous remercier pour ce livre. Un libraire est toujours en quête d’un livre à défendre et à faire découvrir. Il faut s’abandonner à celui-là, En face est un grand livre !