Les livres qui ne trouvent pas de lecteurs (ce n’est pas ce qui manque !) finissent au pilon. Déversés dans la gueule dentée d’une recycleuse, ils sont mâchouillés jusqu’à former une pâte anonyme où les mots reviendront se coucher tôt ou tard. Mais il reste toujours des pages qui échappent à la destruction. Des pages orphelines qui ne sont pas perdues pour tout le monde. À la Stern Company, Guylain Vignolles est aux commandes de la Zerstör 500, une machine à broyer les petits livres. Comme pour faire la nique à la morosité, Guylain lit aux usagers ravis du RER les pages miraculées qu’il extrait du ventre de la bête. Guylain s’est ménagé des percées dans la toile grise des jours ordinaires : un poisson rouge nommé Rouget-de-Lisle, les alexandrins de son collègue Yvon, la quête fiévreuse du vieux Giuseppe et une clé USB perdue qui pourrait bien réenchanter son quotidien. Au jeu des sept familles d’écrivains, on verrait bien Jean-Paul Didierlaurent dans la peau du fils de Pennac et Gavalda. Il tient d’eux le bagout du conteur, la drôlerie et l’élégance du trait, l’amour des mots doux et le sens de l’hospitalité en littérature. Dans les transports où ailleurs, il faut lire et faire lire Le Liseur du 6 h 27, le livre qui rend heureux.
Page — Peut-on passer à côté de sa vie ou de la vie tout court à cause d’un nom ridicule ?
Jean-Paul Didierlaurent — Certains noms peuvent être vécus comme de véritables handicaps, au même titre que n’importe quelle tare ou infirmité physique. Un mauvais patronyme, entendez par-là un « nom à la con », peut aisément pourrir la vie de quelqu’un. Un monsieur Dugland ou une mademoiselle Nichon, quels que soient leur milieu ou leurs origines, ne vont pas partir dans la vie avec les mêmes chances qu’un monsieur Martin ou une mademoiselle Dupont. Dès le berceau, on comprend bien que le biberon n’aura pas le même goût ! Le nom inscrit sur l’acte de naissance va être aussi indélébile qu’un tatouage sur la peau. Si nommer quelqu’un, c’est le faire exister, alors on peut considérer que le nommer mal serait une sorte de damnation. Et si le nom n’y suffit pas, le surnom n’est jamais bien loin pour venir à la rescousse. Les enfants peuvent être impitoyables à ce petit jeu. Toujours est-il que le liseur du 6 h 27 a passé toute sa jeunesse à devoir porter comme un fardeau le patronyme dégradant qui est le sien. À tel point que la seule manière de fuir le sort que lui réserve ce nom, c’est le reniement de lui-même, tout simplement.
Page — Une machine monstrueuse mais nécessaire baptisée La Chose occupe le cœur de votre roman. Quelle signification revêt-elle ?
J.-P. D. — La Chose se devait d’être plus qu’une simple machine : une véritable entité malfaisante. Une entité dotée d’une vie propre, d’une intelligence sournoise, un peu à l’image de la voiture Christine de Stephen King ou de l’ordinateur Hal de 2001 L’Odyssée de l’espace. Certains pourront y voir la représentation symbolique de tous les systèmes d’oppression, rapportés au monde du livre. Pour être honnête, l’auteur que je suis n’a pas cherché spécialement à donner une signification à tout cela, mais a surtout pris un plaisir non feint à créer La Chose, à lui donner une apparence abjecte, à la rendre monstrueuse. Avec cette idée qu’une machine qui détruit ne pouvait être que laide. Que ce soit par son nom germanique ou par son aspect général, on comprend bien que La Chose n’a été créée que dans le but d’anéantir tout ce qui passe entre ses crocs.
Page — C’est un peu une histoire de feuilles volantes, de pages volées à l’oubli. Peut-on voir votre livre comme une histoire de la littérature délaissée ? Des écrits privés de lecteur ?
J.-P. D. — Chaque page sauvée du carnage est une véritable victoire sur le mal et l’abomination que représente le pilon. Double victoire puisque ces pages revenues de l’enfer sont lues dans un endroit où elles ne seraient peut-être jamais allées de leur vivant. Mais plus que les textes eux-mêmes, je tenais à souligner le sort réservé à ces livres-objets devenus encombrants que l’on jette comme de vulgaires produits de consommation. Le pilon est né de l’abondance. Il est le symbole d’un système où ce qui ne se vend pas n’a pas lieu d’être. Et dans un tel système, il est une absurdité nécessaire. Je fais partie de cette génération que j’appellerais génération « Tout l’univers », en référence à la célèbre collection en 21 volumes qui obligeait nos parents à se saigner pour acheter des encyclopédies. Ces ouvrages étaient sacralisés, respectés pour leur contenu, mais aussi pour la matière elle-même qui les composait.
Page — Il y a quelque chose de miraculeux dans ce livre. Peut-être est-ce dû à l’humanité des personnages et à ce qui va les rapprocher. Vous sentez-vous proche de l’un d’entre eux en particulier ?
J.-P. D. — L’humanité est un mot qui revient souvent concernant Le Liseur du 6 h 27. L’amour des mots est le point commun qui unit les principaux personnages du livre. Mots lus pour certains, mots écrits pour d’autres. C’est le ciment du livre. L’auteur que je suis, consciemment ou inconsciemment, a certainement mis un peu de lui dans chacun des personnages, même dans les plus vils. J’ai bien sûr un faible pour Guylain. S’il n’a pas d’ambitions particulières, il n’est pas pour autant un loser. Il n’est pas non plus un vrai solitaire. Comme il le dit lui-même, il y a une grande différence entre vivre seul et vivre seul avec un poisson rouge. Sa capacité à surmonter la perpétuelle souffrance existentielle qui couve en lui me touche. On voudrait le tirer vers la lumière, l’arracher à cette non-vie qu’il a choisie. Pour citer Paulo Coelho, on souhaiterait lui dire : « Cessez d’être ce que vous étiez et devenez ce que vous êtes ». Que Guylain Vignolles devienne Guylain, tout simplement.