Angoissette (comme la boisson) et Maurisse (comme l’île) auditionnent à l’école de danse la plus absolue au monde : « Stars of the Stars », à New York. Tellement absolue d’ailleurs qu’elle en sera la dernière ! Dernière école donc et ultime preuve de la vie terrestre, puisqu’elle abrite un vaisseau spatial qui ne tardera pas à quitter notre planète bleue avant son implosion quelques secondes plus tard, avec à son bord – en sus de quelques extraterrestres et autres personnages partiellement organiques – sept danseuses proche de la crise de nerfs, prisonnières d’enjeux interstellaires à la fois économiques et esthétiques… Vous n’avez rien compris ? C’est parfaitement normal et même rassurant quant à votre santé mentale ! Mais ce n’est surtout pas une raison pour vous priver d’une fantaisie pas si innocente que cela, écrite pour et dessinée par Pénélope Bagieu. On nous promet au moins trois épisodes : on s’en réjouit assez sadiquement, avouons-le, curieux du terrible (du moins, on l’espère !) sort que réserve Joann Sfar à ces jeunes filles hystériques.
Page — Joann Sfar, vous confiez assez régulièrement des histoires – voire certains avatars que vous animiez originellement, tels que Professeur Bell ou Sardine de l’espace – à des camarades auteurs (Socrate le demi-chien, dessiné par Christophe Blain ou le chef-d’œuvre La fille du professeur, avec Emmanuel Guibert). Aussi, cette abrupte et première question : pourquoi Pénélope Bagieu ?
Joann Sfar — J’ai toujours la même motivation : en gros, m’associer avec des auteurs que j’admire et qui dessinent ce que je ne saurais pas faire moi-même. J’ai commencé à prendre cette habitude quand j’étais installé en atelier, avec beaucoup d’autres dessinateurs, où il était naturel de collaborer les uns avec les autres. Dès que j’ai vu le travail de Pénélope, je l’ai trouvé intéressant : il est certes très différent de mes bouquins… Mais nous rions des mêmes choses ! J’ai surtout cherché à lui proposer un récit différent de ce qu’on lui avait confié jusqu’à présent : sa spécialité étant l’observation, le « vrai » monde, j’ai donc décidé de l’emmener le plus loin possible dans la science-fiction.
Page — Pénélope Bagieu, le croisement de votre univers graphique, tout en souplesse et en lisibilité, avec celui, narratif, foisonnant et iconoclaste, de Joann Sfar (qui est également votre directeur de collection chez Gallimard !) s’est-il opéré facilement ? Et diffère-t-il beaucoup de l’expérience vécue avec Boulet (La Page blanche, Delcourt 2012) ?
Pénélope Bagieu — Joann avait envie que l’on travaille ensemble et a réfléchi, conséquemment, à un récit qui pourrait m’amuser… Et je dois dire, à ce propos, qu’il a parfaitement réussi car seul son cerveau malade est capable de proposer un tel scénario ! Le croisement fut, lui, sans heurts puisqu’il me fournissait l’histoire par tranches de 5 ou 6 pages, puis attendait que je lui aie renvoyé mes dessins avant d’en écrire la suite. Ce fut donc assez imbriqué et, pour le coup, absolument pas cloisonné. Je n’ai jamais eu, à aucun moment, l’impression de « cracher » une histoire, dans laquelle je devais m’imbriquer. D’autant plus qu’il me donnait les dialogues sans revendication de mise en scène de sa part : j’ai donc pu me l’approprier totalement et y gagner une grande liberté en termes de travail. Et comme, pour Joann (en vrai feuilletoniste qu’il est), les personnages ne se mettent à exister qu’une fois dessinés, on avance un peu comme dans un mille-feuille, chacun apportant successivement sa couche (une pâtisserie qui comptera au moins trois tomes – NDR). Si je mets cette expérience en regard de celle vécue avec Boulet, plusieurs points diffèrent : le premier est que Boulet avait envie de réaliser La Page blanche depuis longtemps, tout en se disant que ce texte ne correspondait pas à son dessin alors que Joann a cherché une histoire spécialement pour moi ; le second est que c’est, d’un côté, une histoire très longue et contemplative, de l’autre un 46 pages très énervé avec pas mal de suspense ; le troisième enfin – et qui est plutôt de l’ordre du constat – est qu’il existe, semble-t-il, autant de façons de faire que de scénaristes.
Page — Joann Sfar, dans le livre de conversations menées avec Thierry Groensteen (Les Impressions Nouvelles, 2013), vous confirmez la terminologie de shôjo (mangas pour jeunes filles) à propos de Stars of the stars. Cela peut surprendre, car si le récit en emprunte certains codes, le ton nous semble plus caustique, plus acide, plus existentialiste que les productions habituelles du genre…
J. S. — J’ai une petite fille qui a 12 ans, qui ne lit que des trucs japonais et forcément cela m’influence. C’est pourquoi – et même si c’est aussi une bande dessinée sur le mouvement, sur les corps qui dansent, qui se bagarrent – je pense que ce récit d’aventure et d’action avant tout, reste proche du genre et des préoccupations des adolescentes. Au Japon, il y a autant de lectrices que de lecteurs, de créatrices que de créateurs dans le champ du 9e Art. C’est tout récemment que la bande dessinée française a commencé à s’adresser aux filles et, parallèlement, à laisser une place aux filles auteures. Il faut continuer dans cette voie.
Page — Pénélope Bagieu, le découpage de ce premier volet est particulièrement réussi, le gaufrier en devenant même étouffant au mitan de l’ouvrage, lorsque l’huis clos (post-apocalyptique) de la navette spatiale fait grimper la tension, le non-sens et la violence des situations comme des personnages. Doit-on cette maîtrise à l’expérience de votre « machiavélique » Cadavre exquis (Gallimard, collection « Bayou », 2010) ? Ou à l’inavouable désir de martyriser à l’extrême ces adolescentes limite psychotiques ?
P. B. — Cette violence est inhérente au scénariste, qui avait décidé qu’il n’y aurait pas de limite dans la bêtise et la méchanceté de l’humanité. Et aussi dans l’absurdité de cette méchanceté : a-t-on besoin de se foutre sur la gueule quand nous ne sommes plus que sept humains ? Eh bien oui, la preuve ! Quant à l’expérience Cadavre exquis, elle m’a forcément servie puisqu’elle porte déjà la « marque » de Joann.
Page — Quel titre appréciez-vous le plus dans l’œuvre de votre complice ?
J. S. — Très égoïstement, Cadavre exquis, car je l’ai édité ! C’est aussi la première fois que Pénélope s’adonnait à une fiction, où elle excelle. C’est une auteure qui en est au début de sa carrière : on va être surpris par ce qu’elle va livrer dans les années qui viennent et, du coup, il ne faudrait pas trop vite la cataloguer !
P. B. — Le Bestiaire amoureux. C’est son titre le plus beau, le plus fort. Je suis une « jeune » lectrice de BD – j’ai commencé à en lire lorsque j’ai commencé à en faire moi-même – et cette série fut l’une de mes premières découvertes. J’ai un attachement tout particulier pour Fernand. Et plus largement, pour tout l’univers dense et cohérent de son créateur. On a envie d’être l’un de ses personnages, même s’ils sont un peu sombres et écorchés. C’est un univers assez proche des rêves d’enfants sans être pourtant enfantin. En fait, je suis admirative de Joann Sfar, c’est une leçon de bande dessinée à lui seul.