Page : Vous êtes né en 1978 à Clermont-Ferrand, vous êtes Auvergnat… Vous savez que quand il y a un Auvergnat, ça va. Quand il y en a plusieurs, en revanche, les choses peuvent mal tourner…
François Beaune : Ma grand-mère avait l’accent de Fernand Raynaud, c’était quelque chose !
P. : Par ailleurs, vous accumulez un passif qui ne s’arrange pas avec votre second livre. Le premier s’appelait Un homme louche (Verticales, 2009), ce qui aurait dû m’interpeller… et d’ailleurs, je vous interpelle. On va faire comme s’il s’agissait d’un procès. Où étiez-vous le 10 juin 2007 quand une dénommée Elsa Colignon a été retrouvée morte dans sa baignoire entourée de canards en plastique ?
F. B. : En juin 2007 ? Je ne sais pas du tout… C’est difficile comme question. Je pensais que vous me poseriez des questions plus faciles.
P. : Parce que vous n’êtes pas sans savoir que la loi du 15 avril 2011 vous autorise à être accompagné d’un avocat pendant votre garde à vue de 15 minutes… Désolé, je n’ai que cet avocat à vous proposer.
F. B. : Donc on va parler de DSK…
P. : Non, on va parler d’Elsa Colignon et d’un homme qui s’appelle Alexandre Petit. C’est un statisticien qui travaille pour la SOFRES, et il est aussi la dernière personne à avoir vu vivante la victime ce soir tragique du vendredi 10 juin 2007. Qui est cet homme ?
F. B. : Il est le héros de ce livre. Il est le personnage avec lequel j’ai dû passer tout l’hiver dernier. C’est un type très désagréable, il incarne tout ce que je déteste. C’est un mystique, un raciste, un vieux garçon vivant encore chez sa mère… Ça commence comme ça : il part en cavale parce qu’il est soupçonné d’avoir tué une jeune fille, Elsa Colignon. Sa cavale va consister pour l’essentiel à résoudre la brûlante question de savoir s’il est un meurtrier ou pas. Il ne se souvient de rien, il ignore s’il a tué cette fille ou pas. Il mène donc une enquête sur lui-même. Au départ, le livre alterne entre coupures de presse et le récit à la première personne de mon personnage. Mon premier livre abordait le genre du journal de bord, le second aborde le genre polar. Les polars qui m’ont réellement fasciné prenaient pour narrateur le principal suspect, ou carrément le coupable. On n’y entend pas parler les flics, on est directement dans le cœur du sujet. À mon avis, le cœur du sujet dans un polar, c’est le criminel. Par conséquent, j’ai fait en sorte que l’on soit en permanence avec le criminel, du moins le criminel potentiel, et que l’enquête soit menée par lui seul et non par la police.
P. : Vous avez déclaré quelque part avoir ressenti une sorte de libération en terminant ce roman. Vous étiez heureux de vous débarrasser de ce « connard » disiez-vous. Toutefois, à titre personnel, en lisant les premières pages, j’ai d’abord eu tendance à m’attacher à votre personnage, à ressentir pour lui une certaine empathie. Il a une petite vie médiocre, c’est vrai, mais il semble assez éloigné de l’archétype du meurtrier animé de pulsions morbides. Peut-être est-il effectivement un tueur, pourtant, le premier mouvement incite plutôt à le tenir pour innocent. Et puis il y a sa mère qui écrit à la justice… Tout plaide en sa faveur. Ensuite, c’est vrai, les choses dégénèrent un peu. On revient de plus en plus nettement sur ces impressions initiales au fur et à mesure qu’on progresse dans l’intrigue. Et le plus raisonnable est finalement de se dire que ce garçon ne va pas bien, pas bien du tout.
F. B. : C’est juste, il ne va pas très fort. Et pourtant, vous avez raison, on ne peut pas s’empêcher, au moins au début, d’apprécier cet Alexandre Petit. Quand on écrit sur un type désagréable comme c’est le cas ici, on ne peut pas s’empêcher d’éprouver à son endroit de l’attachement, et l’impression, terrible, qu’il fait partiellement partie de nous-mêmes. C’était douloureux de se dire que cet homme, en définitive, ce pourrait être moi. Je lisais ce matin dans la presse des reportages consacrés aux manifestations qui ont lieu en ce moment au Portugal, en Espagne, en Grèce, ces jeunes diplômés que le chômage a jetés dans la rue et auxquels la société n’accorde aucune place. Peut-être est-ce aussi ce qu’expérimente mon personnage. La frustration est un trait qu’il partage avec le personnage de mon premier roman, Un homme louche. Ni l’un ni l’autre n’est en mesure de trouver sa place dans le monde. Il a fait des études, c’est un lettré qui a suivi un cursus en lettres, il a fait khâgne et hypokhâgne, a tenté de devenir professeur, a échoué à l’agrégation et, pour finir, se retrouve incapable de passer le pas de la vie adulte et autonome, de quitter sa mère et de s’assumer. Il est incapable de vivre, et c’est précisément cette incapacité que je me suis employé à mettre en scène tout au long du roman. Sa frustration le conduit à des extrémités qui vont bien au-delà de la colère et trahissent une haine profonde du monde dans lequel il est contraint de vivre. J’ai gardé beaucoup d’amis de la faculté d’Histoire, des diplômés en anthropologie, des thésards brillants qui émargent à Pizza Hut et vont de petits boulots en petits boulots. Il existe un moment où cela devient insupportable. Avant d’écrire ce livre, je faisais moi-même des petits boulots. Je racontais tout à l’heure que j’avais été veilleur de nuit dans un hôtel. J’y ai passé quatre années. Or, quantité de gens de 30 ou 40 ans sont dans cette situation qui dure interminablement, ils sont habités par un sentiment de frustration incroyable. Le délire de mon personnage traite aussi de cette frustration.
P. : Un sentiment que vous restituez très bien. Dans les faits divers rapportés par les journaux, on lit souvent le portrait d’individus vierges de tout antécédent judiciaire et qui tout à coup pètent les plombs…
F. B. : C’est un bon élève, un premier de la classe, un fils exemplaire, jusqu’à ce qu’un beau jour ça devienne invivable. Je ne révèle pas trop la suite des événements, parce qu’Un ange noir peut se lire comme un polar.
P. : Doit même se lire comme un polar, auquel vous avez néanmoins versé tous les éléments de la tragédie grecque. Il y a la mère, le meurtre, l’enfant, le père qui apparaît à la fin du livre. Nous fêtons cette année le centenaire de Gallimard, et je n’oublie pas qu’Œdipe Roi, la tragédie de Sophocle, a été publié dans la « Série Noire ». Eh bien, votre roman renferme tous les ingrédients qui font le sel de la pièce de Sophocle, avec cette montée en puissance du drame, jusqu’à cette fin que je ne dévoilerai pas et qui est absolument… comment dire… une vraie claque !
F. B. : Vous faites bien de mentionner Œdipe Roi, car j’ai écrit ce roman comme un remake de la tragédie de Sophocle. Un personnage qui mène une enquête sur lui-même, classiquement, c’est Œdipe. Il veut savoir, il fouille à l’intérieur de sa mémoire afin de remettre au jour ce qu’il a oublié. En même temps, il couche avec sa mère et tue son père sans le savoir. Il est porté par cette sorte de sidération qui permet d’investiguer sur soi-même, et qui me permettait, moi, d’être au cœur de ce sujet. C’est un peu mon premier roman : j’en avais entrepris la rédaction avant Un homme louche – même s’il ne reste plus une ligne du manuscrit original –, et c’est le premier sujet auquel je me sois sérieusement attelé dans le dessein d’en tirer un roman. À l’époque, je lisais David Goodis, ou Un tueur sur la route de James Ellroy – qui a été une révélation…
P. : On pense au livre de James Ellroy en vous lisant, c’est incontestable. Ce type qui s’interroge sur lui-même et se demande jusqu’où il sera capable d’aller, c’est vraiment ce que vous décrivez. Et cet homme qui écrit sa vie, il nous parle aussi de la société. Il y a des choses très vraies que vous mettez dans la bouche du personnage, et on se demande à quel point il faut considérer que vous adhérez aux propos que vous lui prêtez. Par exemple : « Je suis persuadé que les magasins ED, LIDL, Leader Price, etc., font laid exprès. Je veux dire par là qu’ils se complaisent à paraître laids. Ne pourraient-ils trouver le bon graphisme pour les logos, les présentations de produits ? Bien sûr que si ! D’ailleurs, ce sont les mêmes graphistes qui travaillent pour les autres magasins. Pour les enseignes discounts, on leur demande de faire laid, parce que laid équivaut à pas cher. » Ce type qui perd la tête a des accès de lucidité troublant…
F. B. : C’est ce qui est pénible dans ce livre : on risque sans arrêt de s’identifier au personnage, alors que bon, vaudrait mieux pas. On finit pourtant par penser un peu comme lui. Il me semble que c’est assez dérangeant.
P. : Et c’est bien pour ça qu’il faut lire Un ange noir, une plongée dans le mystère d’un homme comme vous et moi, mais qui n’est ni vous et surtout pas moi.