Quel a été le point de départ de Sous le ciel des hommes ?
Diane Meur - Au point de départ de ce roman, il y a une crise personnelle liée à des interrogations sur le sens et l'avenir de mes deux métiers d'autrice et de traductrice littéraire – des métiers du temps long, de la réflexion – sur leur avenir dans un monde numérique, de l'immédiateté, de l'automatisation et d'une certaine superficialité. Heureusement, ces interrogations un peu mélancoliques et inquiètes ont été vite surmontées quand je me suis rendu compte que presque tout le monde ressentait cette insatisfaction, ce sentiment d'être en exil dans le monde, d'être devenu inutile ou d'être menacé de l'être. À la mélancolie a donc succédé un sursaut sous la forme d'une interrogation incisive de ce que le monde autour de nous était en train de devenir dans cette espèce de course en avant un peu autodestructrice. Il y avait aussi la conscience que le monde tel qu’il est n'est pas du tout le résultat d'une fatalité qui pèserait sur nous mais le résultat de choix économiques et politiques précis.
Comment avez-vous pensé la construction de ce roman, intégrant à la fiction le pamphlet que les personnages écrivent ?
D. M. - D'une part, vous avez un journaliste-vedette, Jean-Marc Féron, à qui son éditeur a mis en tête d'accueillir chez lui un migrant pour tirer de cette expérience très actuelle un best-seller dans une visée ouvertement cynique et mercantile. Ce projet va rapidement dévier et déboucher sur un bouleversement inattendu et on sort donc rapidement du satirique pour entrer dans quelque chose de beaucoup plus humain et intime. Au pôle opposé, nous avons un groupe d'amis qui, eux, se sont mis en tête de composer à plusieurs mains un pamphlet « anticapitaliste ».
On suit les trajectoires croisées de très nombreux personnages dans un lieu très particulier. En quoi est-ce important dans votre projet romanesque ?
D. M. - Le fait qu'il y ait au départ deux pôles assez distincts induit un grand nombre de personnages, certains plus à l'avant que d'autres, appartenant à des milieux sociaux assez divers. Pour moi, ça fait partie du plaisir du roman et de la magie de la fiction de voir proliférer des vies et se nouer des relations entre des personnages. Mais cette fois, j'ai essayé de m'en tenir à une certaine économie de moyens et de resserrer à l'extrême l’intrigue dans un micro-état imaginaire en Europe centrale, pour faire de ce lieu très resserré et un peu étouffant une sorte de laboratoire du monde entier. Les personnages, à l'intérieur de ce monde clos, vont être amenés à nouer une palette de relations à l'image de la diversité du monde globalisé. Des relations de domination, de dépendance mais aussi de solidarité, d'amitié, d'amour ; il y a même des relations inclassables, nouvelles. En cela réside peut-être, entre autres, la charge d'utopie du roman.
À travers cette interpénétration des histoires humaines, je voulais montrer que nous appartenons tous à une seule histoire et à une humanité commune qui nous sont finalement un peu voilées dans le monde tel qu'il existe. Je voulais montrer comment et à quel point nos existences individuelles n'ont jamais été aussi interpénétrées à l'échelle mondiale et que nos modes de vie, les décisions politiques dans un certain pays et même nos choix de consommation ont des incidences sur des personnes qui sont parfois à l'autre bout du monde ou parfois tout près de nous mais que nous ne voyons pas au quotidien.
Comment avez-vous articulé le niveau intime et fictionnel des personnages et le niveau collectif et réflexif sur notre société ?
D. M. - L'intrigue romanesque et le propos du pamphlet vont être complémentaires. Il y a la teneur d’un essai dans ce roman, par tout ce qu’il montre, mais c’est tout sauf un essai, tout sauf un roman à thèse. J’ai essayé de tisser très finement les lignes narratives de tous ces personnages et ce qui est dit dans le pamphlet, qui va peu à peu rejoindre le plan de la fiction. C’est un propos essayistique qui n’est pas du tout présenté de manière affirmative. Les extraits du pamphlet ne sont jamais présentés comme achevés, on est toujours en train de travailler dessus. En fait, la pensée est toujours montrée en mouvement, en train de naître. Et finalement, c’est ce que je voulais communiquer au lecteur : des pistes de réflexion, un encouragement à penser, plus qu’une pensée achevée et toute fait qui lui serait imposée.
Alors que le projet caricatural et cynique d’un journaliste-vedette autour de sa cohabitation avec un jeune migrant se voit entravé par sa difficulté à faire simplement jaillir les mots, le projet joyeux, collaboratif et engagé d’un groupe d’amis déborde de créativité pour écrire un pamphlet sur les différentes facettes du monde globalisé. Mais ces deux projets vont bientôt s’interpénétrer à travers les trajectoires croisées des personnages, leurs histoires partagées infléchissant et nourrissant leurs réflexions et leurs relations. Articulés de manière extrêmement fluide et naturelle, les vies et les projets d’écriture s’enchevêtrent pour montrer que la fiction peut aussi être un espace de réflexion sur le monde dans lequel nous vivons et la manière dont il serait peut-être possible de le changer. Un hymne à la pensée féconde, à la réflexion construite et constructive contre la facilité du prêt-à-penser.