Essais

Réfléchir le passé pour comprendre le présent

Previous Next

Par Juliet Romeo

Librairie La Madeleine (Lyon)

Le sujet de la décolonisation est un sujet brûlant de nos jours, en France mais aussi à travers le monde. En cette nouvelle rentrée, les quatre titres dont nous parlerons tentent de nous aiguiller dans le marasme des concepts et des idées, du déboulonnage de statues au fameux wokisme qui fait tant parler.

Décolonisation, déconstruction, wokisme, antiwokisme : ce sont à ces termes que Romuald Sciora s’attaque dans son essai Faut-il avoir peur du wokisme ? qui paraît chez Armand Colin. Alors que de nombreux ouvrages « antiwoke » fleurissent dans les librairies qu’il fréquente, l’auteur entreprend un travail didactique important : définir ce fameux wokisme qui apparaît pour la première fois aux États-Unis en 1962, lui offrir un corpus de textes solide, que ce soit sur les questions décoloniales mais également sur les questions de genre, et en dessiner les contours et les limites idéologiques. En nous faisant naviguer à travers de nombreuses références littéraires, universitaires et scientifiques, cet essai tente de sortir du débat crispant sur le sujet pour présenter le wokisme comme une philosophie de vie qui, selon l’auteur, une fois débarrassée de ses pratiques extrêmes comme la cancel culture, pourrait devenir l’un des derniers grands courants d’idées philosophiques qui façonnera le monde de demain.

À l’opposé de cette position très universitaire et philosophique, on retrouve Frank Lao et son essai Décolonisons-nous qui paraît aux éditions JC Lattès. L’auteur est le créateur du compte Instagram du même nom. Au départ de son projet, il y a le constat de ce qu’il subit tous les jours : le racisme quotidien. Bien que Français nés de parents laotiens, il est identifié comme Chinois en permanence. Ainsi qu’il l’explique dès les premières lignes, à 9 ans, son père meurt des suites d’une transfusion, victime de l’affaire du sang contaminé. Partant de ces deux faits qui le constituent, Frank Lao remonte à l’origine du problème, selon lui : la colonisation française et ses répercussions aujourd’hui (racisme « ordinaire », violences policières, inégalités de traitement). Son compte Instagram est alimenté de ses réflexions personnelles mais également des témoignages de ses lectrices et lecteurs. Ce sont les quatre ans de partages et de discussions à travers les réseaux sociaux qui font la sève de cet essai. Frank Lao nous offre ainsi un témoignage et une réflexion de concerné qui ouvrent la porte à un travail essentiel, dans lequel chacun pourra apporter sa pierre, de là où il est : celui d’interroger notre Histoire collective dans sa globalité, hors des clivages partisans.

Et c’est également d’Histoire collective qu’il est question dans Notre France noire de A à Z d’Alain Mabanckou, Pascal Blanchard et Abdourahman Waberi qui paraît aux éditions Fayard. Le pari de cet ouvrage collectif est le suivant : proposer aux lectrices et aux lecteurs qui n’auraient pas encore leur « brevet de la France noire », comme l’appelle les trois auteurs, de prendre un chemin de traverse pour découvrir à travers 200 occurrences aussi bien une chanson, qu’un livre, un documentaire, un souvenir personnel. Autant d’occurrences qui, mises bout à bout, forment le paysage de la France noire. Des notices qui n’enlèvent rien, ni à l’obscurité, ni à la lumière de l’Histoire de la France mais qui au contraire la replacent dans toute son entièreté historique et géographique. Les trois auteurs nous parleront ici aussi bien de Joséphine Baker, des kanaks, de Toussaint Louverture, de la « Vénus Noire » d’Abdelattif Kechiche, de Kassav, de Chris Marker ou de déboulonnage de statues.

Enfin, ce sont de ces statues dont il sera beaucoup question dans Dé-commémoration, Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues, dirigé par Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg, qui paraît aux éditions Fayard également. Les deux directrices de cet essai ont réuni une cinquantaine de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales à travers le monde qui travaillent sur le sujet de la dé-commémoration. Alors que certains débats nationaux sur ces sujets peuvent devenir crispants, cet ouvrage permet de dézoomer à l’échelle de la planète et de chercher le point de vue d’autres peuples, d’autres pays et donc d’autres situations que la nôtre, mais également de reprendre ce sujet d’un point de vue historique et de reculer un peu dans le temps pour voir ce qu’on en disait à d’autres périodes de l’Histoire. Ainsi les lectrices et lecteurs peuvent partir, au gré des articles, en Roumanie post 1989 où une rue sur dix en moyenne a été renommée, en Afrique du Sud en 2015 pour réfléchir au mouvement #RhodesMustFalls qui suit la dégradation de la statue de Cecil Rhodes par un étudiant ou, plus près de nous, à Bordeaux, où la ville doit faire face à son passé de « ville négrière ». Autant de sujets historiquement et géographiquement éloignés qu’il convient d’explorer pour mieux comprendre pourquoi les réactions sont différentes suivant les pays, les passés, les gouvernements.

Ces quatre ouvrages, aussi différents soient-ils, nous forcent à constater que ces sujets passionnent aussi bien les universitaires que le « grand public », et qu’autrices et auteurs cherchent à proposer au plus grand nombre des pistes de réflexion. Et s’il est nécessaire aujourd’hui de s’emparer de cette question pour mieux comprendre le monde de demain, les sciences humaines et la littérature continuent à nous donner accès à des thèses et des textes, parfois généralistes et parfois plus personnels, mais toujours argumentés et sourcés, pour nous aiguiller à travers l’actualité d’aujourd’hui mais également celle de demain.