Votre roman débute dans un couvent de bénédictines au XIVe siècle en Angleterre. Pouvez-vous nous raconter ce lieu à cette époque ?
Paul Thurin – Pour vous donner une idée, ce roman se situe au même moment que Le Nom de la Rose. On s'y amusait donc à peu près autant que dans le couvent italien du roman d'Umberto Eco ! Joan of Leeds est issue de la petite noblesse. Être bénédictine, à l'époque, malgré la vie cloîtrée et austère, est un privilège. Car lorsque l'on était issu d'un milieu plus modeste, on ne pouvait prétendre qu'au rang de servante. On peut découvrir des traces de ce quotidien grâce aux documents d’époque mais aussi grâce aux bâtiments. L'architecture des lieux a ainsi influencé le décor du roman. Le chauffoir par exemple, où les sœurs se réunissent le soir, est un lieu important de l'intrigue.
Lorsque l'on fait des recherches sur Joan of Leeds, on trouve peu de choses. Quelle est la part de vérité dans votre roman ?
P. T. – J'ai découvert Joan grâce à un article du Guardian qui racontait son histoire en quelques lignes. On y relayait le commentaire d'un archevêque qui indiquait qu'après sa fuite, Joan avait mené une vie « dissolue ». J'ai décidé de croire cet archevêque pour les besoins du roman, sinon quel intérêt aurait-elle eu à fuir cette abbaye ? Ma curiosité pour cette jeune femme étonnante vient de sa volonté incroyable, de ce désir de fuite et de liberté, au point de monter ce long stratagème et simuler sa mort par un procédé follement romanesque. Cela suppose beaucoup d’inventivité, d'acharnement mais aussi de l'espièglerie et de l'humour. La construction de ce mannequin, ce subterfuge, suppose d'elle un grand savoir-faire : ça n'a pas dû être facile ! Son entreprise relevait de l'illusion théâtrale (l'art du déguisement, la comédie du masque). Mais elle porte en elle quelque chose de moqueur, de rieur, de shakespearien avant l’heure. C'est à la fois audacieux et blasphématoire ! Le double est d’ailleurs lié à l'idée du Diable.
Comment avez-vous imaginé, construit votre Joan ?
P. T. – Comme elle est cloîtrée, il lui manque beaucoup d'éléments pour comprendre le monde : c'est ce qui motive sa fuite car elle a l'impression qu'on la prive de ces éléments, non seulement sensuels mais aussi intellectuels. On la devine intelligente, perspicace, gourmande de réflexions et de déductions. Elle vit comme une injustice le fait d'être privée de cette part du monde inconnue. Ce qui est intéressant avec ce genre de personnage, c'est qu'une fois ébauché, il commence à vivre et à échapper à son auteur. Elle se met à parler d'elle-même, à avoir des réflexions, des mouvements dont je ne suis que le spectateur. C'est comme si elle prenait elle-même ses décisions. Elle est consciente qu'il lui manque quelque chose qu’il lui faut trouver au-delà de ces murs.
Le livre et les mots ont une importance dans le roman et ce, dès le titre. Joan se questionne sans cesse sur la vérité des mots. Pour un auteur, ces derniers sont essentiels. Ce roman n'est-il pas aussi une réflexion sur leur sens ?
P. T. – Quand on lit des textes, on a parfois tendance à sur-interpréter et apposer une lecture allégorique. Dans Le Cantique des cantiques, par exemple, la sensualité y est exacerbée. Mais dans mon roman, les bénédictines en ont une lecture plate et froide. Les mots sont appauvris par cette lecture détournée. Les théologiens de cette époque ont réalisé l'exploit de « castrer » ce texte, comme s'ils étaient effrayés par cette charge érotique, amoureuse très forte. Mais Joan veut redonner leur sens aux mots. Elle trouve le chemin de la sensualité par la lecture littérale des mots, une sorte de tautologie qui les renouvelle.
Le roman est écrit comme un roman policier. Cet angle rend-il le texte encore plus vivant ?
P. T. – Il fallait cet angle-là pour construire le livre car la scène initiale ne suffisait pas à en faire un roman. Il fallait un arc narratif plus complet. J'ai construit un plan avec l'idée qu'une fois sortie Joan ne mènerait pas une vie picaresque de roman de formation mais devrait lutter contre un poursuivant. Cela donne au texte une autre dimension, une tension plus forte.
Le Livre de Joan n'est ni un roman historique, ni un polar, ni un roman de formation ou un portrait de femme : c'est tout cela et bien plus encore ! À partir de quelques lignes consignées dans le registre de l'archevêque d'York, où l'on apprend que Joan of Leeds était une moniale de l'abbaye bénédictine de Saint-Clément qui s'est enfuie du couvent après avoir simulé sa mort, Paul Thurin lui donne chair et voix pour comprendre sa vie, ses motivations et surtout ce qu'elle a vu, fait, découvert au-delà de ces murs. On y découvre une femme drôle, espiègle, assoiffée de connaissances et de liberté, qui veut connaître le monde. Dans cette quête, elle aura des alliés et des ennemis. Un roman follement passionnant !