Littérature française

Amina Damerdji

Algérie perdue

L'entretien par Marie Michaud

Librairie Gibert Joseph (Poitiers)

À travers Selma, sa famille, ses rêves et ses doutes, Amina Damerdji nous plonge au cœur brûlant et douloureux du basculement de l’Algérie dans ce qui deviendra « la décennie noire », nous racontant à hauteur d’hommes et de femmes l’irruption de la violence dans la vie quotidienne de gens sans histoires.

Comment est né ce roman ?

Amina Damerdji - L’univers sensoriel et politique du roman, c’est l’Algérie perdue de mon enfance puisque ma famille est partie dans les années 1990 quand le pays a basculé dans la violence. J’ai toujours su que je voulais écrire là-dessus. Ce n’est pas un roman autobiographique mais l’univers de mes personnages est celui de mon enfance. Le roman parle d’une famille, les Bensaïd, et est centré autour du personnage de Selma. C’était important pour moi d’aborder cette guerre civile du point de vue de la vie quotidienne, de la vie qui se poursuit et en particulier du point de vue d’une jeune femme en pleine construction qui a donc toutes sortes de rêves, d’espoirs et de promesses qui vont être percutés par la guerre mais qui ne s’y résument pas. L’impulsion qui a conduit à l’écriture, c’est aussi une question : à quel moment rompre les liens affectifs qui nous abîment ? À ne pas les rompre, ne risque-t-on pas de se perdre soi-même ? En pleine guerre civile, cette question est d’autant plus tragique. Tous les personnages du roman vont y être confrontés et y répondre de manière différente.

 

Parmi les éléments importants de la vie de Selma, il y a un cheval, Sheitan.

A. D. - Selma vit au bord d’une immense forêt, la forêt de Baïnem. Cette forêt a été le lieu d’un des massacres les plus terribles de la décennie noire, à Sidi Youssef à la fin de l’été 1997. Au cœur de cette forêt, il y a un centre équestre. C’est là que monte Selma. Elle construit une relation très forte avec Sheitan, un cheval qui est craint par tout le monde parce qu’il a été très abîmé par la violence des hommes. Cette relation permettait de parler de biais de la violence que connaît le pays mais aussi de ce qui peut réparer au sein même de cette violence, aussi bien pour le cheval que pour Selma.

 

Autour de Selma, il y a de très beaux personnages : son oncle Hicham, sa cousine Maya, son « amoureux » Adel… Comment les avez-vous imaginés ?

A. D. - Ce qui m’importait, c’était de montrer tous les points de vue. C’est pourquoi j’étais très attachée à ce qu’il y ait un personnage qui ait épousé la cause des islamistes : pour essayer de comprendre depuis l’intérieur d’un personnage et d’un vécu, comment on pouvait arriver à mettre le doigt dans la machine de la guerre et se retrouver finalement à défendre des positions intenables. C’est notamment ce que permet le personnage d’Hicham qui devient un des avocats du FIS (Front islamique du salut). Grâce au personnage de Maya, qui est la cousine de Selma, sa confidente, sa meilleure amie, on va découvrir deux jeunes femmes qui se construisent dans cette Algérie-là et qui vont chercher deux voies de liberté différentes pour leur féminité. Selma est plutôt garçon manqué et sauvage alors que Maya va plus assumer cette féminité, essayer d’en faire quelque chose de libérateur pour elle et devenir journaliste.

 

Et ce sublime titre Bientôt les vivants, pouvez-vous nous dire d’où il vient ?

A. D. - Il vient d’un poème de Kateb Yacine, Poussière de juillet : « Le sang reprend racine / Oui / Nous avons tout oublié / Mais notre terre / En enfance tombée / Sa vieille ardeur se rallume / Et même fusillés / Les hommes s’arrachent la terre / Et même fusillés / Ils tirent la terre à eux / Comme une couverture / Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir. »

Il évoque le poids des morts de la guerre d’indépendance qui empêche les vivants de vivre. En isolant ce syntagme « bientôt les vivants », on retourne le poids un peu tragique du poème et on va vers quelque chose de plus lumineux qui est, je crois, le trajet du roman.

 

En quoi les romans sont-ils nécessaires pour raconter les événements tragiques de l’Histoire ?

A. D. - Parce que je crois qu’on ne comprend rien à cette guerre si on fait une entrée par l’idéologie. Il faut s’intéresser à des trajectoires individuelles, des chemins d’existence qui se trouvent percutés par les événements, pour toutes sortes de raisons, pas toujours politiques ou idéologiques. Les raconter à hauteur d’hommes, c’est se placer à côté de personnages qui ne savent pas comment l’histoire va se terminer.

 

 

Le roman s’ouvre sur une soirée ordinaire dans le village de Sidi Youssef jusqu’à l’irruption de la violence aveugle. Avant cela, il y aura eu la vie ordinaire de Selma et de sa famille, de sa jolie cousine Maya, du troublant Adel, palefrenier au centre équestre où la jeune fille rencontre Sheitan, le cheval terrible qu’elle se met en devoir de sauver. Peut-être pour oublier les tensions de plus en plus fortes entre son père et son oncle autour des événements qui agitent le pays. À travers ces trajectoires, absolument incarnées et profondément métaphoriques, Amina Damerdji réussit à éclairer une des tragédies de l’Algérie contemporaine d’une intelligence subtile et d’une sensibilité lumineuse.