Bande dessinée

Sébastien Gnaedig

Profession du père

illustration
photo libraire

Chronique de François-Jean Goudeau

Etablissement Scolaire ESTHUA - Université d'Angers (Angers)

Les dernières adaptations de textes littéraires en bande dessinée sont la preuve enthousiasmante d’un dialogue renoué et fécond entre littérature et art séquentiel. Retour sur les pépites du genre publiées au cours du premier semestre 2018, qui sont aussi une invitation à croiser lectures originelles et originales.

Commençons par le duo créatif Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg, deux artistes dont les livres m’avaient déjà enchanté, notamment La Lionne (Sarbacane), portrait passionnant et fantaisiste de Karen Blixen. Avec Serena, ils nous offrent cette fois un western fangeux en Caroline du Nord où une femme d’une cruauté sans pareille règne sur une concession d’abattage, un univers de bûcherons asservis par la crise de 1929 et de petits notables affamés d’exploitation(s) et de trahisons. Adaptation d’un roman de Ron Rash, Serena est l’histoire – violente et angoissante – d’un couple vénéneux (les Pemberton) puis d’un couple méphistophélique et vampirique (Serena/Galloway), au temps de la Grande Dépression. Une tragédie consumée par la folie, le feu – les notes éparses de vermillon, de roux, d’orange augurant toujours la couleur sombre écarlate du crime, du sang, de la fureur – que traversent les rares éclaircies, incarnées par la douceur, l’amour, le visage, l’opaline de ses yeux et la chevelure blond vénitien de Rachel. Une écriture impeccable et un dessin magistral. Contemporain de l’auteur adapté précédent, Sorj Chalandon bénéficie également d’une interprétation dessinée de qualité : celle de son roman autobiographique Profession du père (Grasset et Le Livre de Poche). Sobrement revisité par l’auteur (également éditeur) Sébastien Gnaedig, c’est un récit cathartique autour d’une enfance et d’une adolescence meurtries par un père paranoïaque, violent et mythomane. Glaciales, glaçantes, terribles, cette mémoire et cette immersion au cœur de la folie paternelle restent supportables grâce à un traitement graphique tout en épure, en pudeur et à ce vœu de « réparer la beauté ». Un roman graphique bouleversant qui n’est pas sans rappeler le chef-d’œuvre Sutures (Delcourt) de David Small. Si, pour la belle saison, vous êtes à la recherche d’autres registres, vous pouvez vous emparer sans hésitation de l’espiègle et nostalgique Claudine à l’école de la trop rare Lucie Durbiano, dont la dichotomie entre le dessin naïf et le propos plein de malice et de vice entre en parfaite résonance avec les (nombreux) traits d’esprit de Colette. La rêverie nocturne, romantique et sensuelle de 3 fois dès l’aube ravira, elle, les amoureuses et amoureux de la prose d’Alessandro Baricco ; une version signée Denis Lapière et Aude Samama, à qui l’on doit l’excellente adaptation de Martin Eden de Jack London. Plus ésotérique, exotique et mélancolique, Des chauves-souris, des singes et des hommes de Barroux est un audacieux et accessible hommage au conte africain de Paule Constant. Enfin, un immense coup de cœur nommé Hermiston, adapté du dernier (et inachevé) roman de Robert Louis Stevenson, par le génial Jean Harambat. Avant Homère (Ulysse, les chants du retour Actes Sud BD), l’artiste qui se réclame – à raison et avec talent – de Fred et Hugo Pratt, avait réussi ce sublime « théâtre de papier » gothique, imaginant une fin à ce récit interrompu, « terminant l’interminable ». Un théâtre où l’Écosse y vibre de toutes ses variations et passions, où le bien et le mal sont inextricablement mêlés, où les amours et rancœurs des personnages (tout particulièrement Kirstie Elliott qui mériterait un ouvrage pour elle seule) sont tourmentées comme la lande mystérieuse des Lowlands. Désormais disponible sous forme d’intégrale, Hermiston est un hymne à la renaissance. Et la renaissance d’une œuvre. Bonnes lectures !

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