Littérature française

Linda Lê

Œuvres vives

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Chronique de Guillaume Le Douarin

Librairie L'Écume des pages (Paris)

En cette rentrée littéraire florissante, Christian Bourgois publie deux livres de Linda Lê. Cette auteure, habituée de la maison depuis plusieurs années, nous fait partager avec passion son amour de l’écriture. Œuvres vives est un roman « enquête » sur la vie d’un homme, Antoine Sorel, trop tôt disparu.

Comme une sorte de retour aux sources pour Linda Lê, son dernier roman a pour point d’ancrage la ville du Havre. Cette cité portuaire et littéraire est le cadre idéal pour ce texte original. Cet environnement qu’elle connait parfaitement, pour y avoir vécu une partie de sa jeunesse, est prétexte à évoquer les origines. D’abord les origines de son personnage principal, Antoine Sorel, disparu à 45 ans. Mais elle évoque aussi en filigrane la genèse de la création littéraire. Le tour de force du récit est cette reconstitution a posteriori de la vie d’un homme. En véritable « collectrice » de mémoire, elle réussit à faire parler tous ceux qui l’ont connu. Au final se dessine le portrait d’un écrivain d’exception mais ignoré du public. La « fêlure » la plus profonde de ce créateur est sans doute liée à son pays de cœur, le Vietnam. Il est à noter qu’en parallèle de ce roman sort un essai sur les écrivains et l’exil (Par ailleurs/exils, Christian Bourgois). Les deux livres sont complémentaires et donnent un aperçu réjouissant du talent de Linda Lê.

Page — Au début du roman, un journaliste vaguement dilettante se rend au Havre dans le but de couvrir un événement culturel. À cette occasion, il découvre l’œuvre d’un écrivain, Antoine Sorel, qui le bouleverse à un point inouï. Mais l’écrivain se suicide à 45 ans, dans cette ville. Toutefois, rien de sombre dans ce texte, puisque vous y racontez l’histoire d’une renaissance. Le journaliste mène une sorte d’enquête destinée à redonner vie à Antoine Sorel. Il tente de glaner des informations sur sa vie pour le faire passer à la postérité. J’ai beaucoup aimé les références littéraires qui jalonnent votre roman. Et puis, j’ai trouvé formidable que vous preniez Le Havre comme cadre de votre histoire. C’est une très belle ville, où la lumière est magnifique. Quelle est votre relation au Havre ? Pourquoi avoir choisi d’en faire le décor d’Œuvres vives ?
Linda Lê — J’ai eu l’idée du livre un matin où j’étais moi-même de passage au Havre. Je me promenais dans une rue et une évidence s’est brusquement imposée à moi : le roman se déroulerait entre Paris et Le Havre. Ce livre représente pour moi une espèce de retour vers le passé, car j’ai vécu au Havre une partie de mon adolescence, entre 14 et 18 ans, période par ailleurs formatrice, puisqu’elle correspond à mon départ du Vietnam et mon arrivée en France. Quand on parle du Havre, on pense immédiatement à Sartre, mais en dehors d’une allusion très brève, je ne parle pas de La Nausée. J’évoque en revanche d’autres écrivains pour qui Le Havre est une ville importante, Michel Leiris, par exemple.

Page — Michel Leiris que l’on suit dans un fameux bar du Havre. Vous parlez aussi de Marina Tsvetaieva.
L. L. — Elle est l’une de ceux que j’appelle mes « alliés substantiels », avec René Char, notamment, et auxquels j’ai rendu hommage dans un précédent essai. Ce sont des écrivains qui m’ont toujours aidé à vivre et que j’associe à des compagnons de lutte.

Page — Le fait que Le Havre soit une cité portuaire, baignée de cette atmosphère singulière, a-t-il eu un impact sur l’écriture ?
L. L. — Cela a d’abord déterminé le titre, Œuvres vives. On pense en premier lieu aux œuvres d’un écrivain, puisqu’il est effectivement question d’une enquête autour d’un auteur, mais « œuvres vives » est aussi l’expression qui sert à désigner la partie immergée de la coque d’un navire, c’est-à-dire ce qu’on ne voit pas, par opposition aux « œuvres mortes » qui renvoient à la partie émergée, à ce qui est au-dessus de la ligne de flottaison. Alors, oui, le livre est imprégné de cette atmosphère maritime et portuaire.

Page — Le livre est construit comme une enquête. J’ai parfois pensé à Simenon en vous lisant. Le personnage tente de savoir quelle a été la vie d’Antoine Sorel, où il a vécu, les lieux qu’il a fréquentés, etc. À qui avez-vous pensé en écrivant ce roman ?
L. L. — Peut-être au roman de Nabokov, La Vraie Vie de Sebastian Knight, dans lequel le frère d’un écrivain décide de corriger ce qui a été dit sur celui-ci après sa mort. En réalité, je n’ai pas été tellement influencée par ce livre et je crois que mon propos s’en distingue totalement, mais il y a quelque chose de nabokovien au départ de l’écriture de ce texte.

Page — La principale thématique, la plus passionnante, concerne les relations qu’entretient Antoine Sorel avec son père et son grand-père. Ces générations ont des rapports très différents au Vietnam et à la France. Le père se situe vis-à-vis du Vietnam dans une attitude de rejet total et de déni. En cherchant à s’intégrer, il nie violemment ses racines et tout ce qui a pourtant forgé son identité. Le grand-père est quant à lui resté très attaché à son pays. Est-ce la réaction de son père qui pousse Antoine Sorel à devenir écrivain ? Parlez-nous de la relation qu’entretiennent ces trois personnages avec leur pays d’origine.
L. L. — Il faut d’abord préciser que ces trois hommes ont tout tenté pour s’approprier la culture et la civilisation françaises. Chacun a épousé une femme française et le dernier de la lignée n’a presque plus le moindre lien avec le Vietnam. Le grand-père a débarqué à Marseille dans les années quarante, mais le père vit effectivement dans un rejet absolu de ses origines, à tel point qu’il nourrit une sorte de xénophobie à l’égard du père, celui-ci incarnant à ses yeux l’étranger qu’il faut à tout prix écarter. Au milieu, il y a le fils, qui renoue progressivement avec les racines de son grand-père.

Page — Comme tout individu, Antoine Sorel est un homme pénétré de contradictions, traversé de fêlures et constitué de nombreuses faces cachées. On découvre ainsi que son œuvre a connu un grand succès au Vietnam. Je voudrais, à ce sujet, vous poser une question plus personnelle : quel est l’accueil que le Vietnam réserve à votre œuvre ?
L. L. — Trois de mes livres ont été traduits en vietnamien. J’étais émue quand j’y suis retournée pour parler de mon travail, car j’ai constaté qu’il suscitait une grande curiosité. Je ne maîtrise plus très bien ma langue maternelle et je m’attendais à être un peu jugée là-dessus. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Les jeunes Vietnamiens que j’ai rencontrés m’ont témoigné beaucoup de compréhension et de bienveillance.