Littérature étrangère

Viet Thanh Nguyen

Le Sympathisant

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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Prix Pulitzer, prix Edgar, finaliste du Pen/Faulkner... Viet Thanh Nguyen déboule sur la rentrée avec un premier roman-choc, un premier roman-fleuve ! Une prouesse littéraire qui se joue des codes du roman d’espionnage pour questionner l’Histoire américaine et vietnamienne et sonder l’âme humaine.

PAGE — Un premier roman, un Pulitzer ! Que signifie ce prix ?

Viet Thanh Nguyen — J’ai encore du mal à y croire. Mon but était d’écrire un roman capable de bouleverser les perspectives et la compréhension des Américains et des Vietnamiens sur la guerre du Vietnam, et d’avoir un discours universel sur le côté inhumain de l’Humanité. J’espérais, grâce à mon statut d’auteur, contribuer à mettre en avant les oubliés de l’Histoire, les Vietnamiens qui ont perdu la guerre et qui ont dû fuir. Leur réaction a été au-delà de toutes mes espérances. Le plus important a été la fierté de ma famille. Mon père m’a appelé, heureux au point de ne plus contrôler sa voix. Il est rarement si expressif.

 

P. — En 2016, vous êtes également finaliste du National Book Award pour votre essai sur la guerre du Vietnam dans la mémoire collective. Alors romancier ou essayiste ?

V. T. N. — Je me considère à la fois comme un écrivain de fiction et de non-fiction, de romans et d’essais. J’ai une formation académique et je suis chercheur à l’université. Cela m’a permis de me construire en tant qu’auteur, de m’intéresser aux questions théoriques, critiques, politiques et philosophiques et à la façon dont elles peuvent être traitées par la fiction de façon distrayante et percutante. Si le travail de recherches pour Nothing ever dies a précédé Le Sympathisant, son écriture, elle, l’a suivi. Ces deux ouvrages se complètent. Quand j’étais petit, je voulais devenir écrivain. L’écriture était une façon de m’exprimer, de me préparer à revendiquer ma place au sein des cultures et des communautés dont je fais partie. Dès le début, j’ai su que je voulais écrire un roman d’espionnage. C’est un genre qui m’a toujours fasciné. Il permet de captiver le lecteur et de mettre en avant un contexte historique, des enjeux politiques et des crises identitaires.

 

P. — Comment avez-vous écrit la première phrase, un tour de force narratif d’une grande simplicité qui permet à la longue confession de votre héros de se déployer ?

V. T. N. — J’ai passé tout un été à essayer différents incipit, différentes situations d’ouvertures. Rien ne convenait. Puis j’ai lu Le Cul de Judas d’António Lobo Antunes (Coll. « Titres », Christian Bourgois) et j’ai été submergé par sa langue, sa vision. Il m’a donné l’inspiration dont j’avais besoin pour écrire la première phrase. Elle fait également référence à une autre de mes inspirations majeures, Homme invisible, pour qui chantes-tu ? de Ralph Ellison (Coll. « Les Cahiers rouges », Grasset), un ouvrage sur le combat des Afro-américains pour le sentiment d’identité et la connaissance. Un livre peu connu en France, malheureusement. Les confessions sont une tradition littéraire qui remonte au moins à saint Augustin. Elles ont une place spécifique dans l’histoire du communisme avec les processus de rééducation appliqués au Vietnam, en Chine ou en Union soviétique. Choisir cette forme m’a permis de m’insérer au sein de cette longue tradition littéraire, mais également de parler de l’Histoire du Vietnam, de politique et de la guerre.
La crise du Sympathisant, ou ses crises, sont censées être des luttes universelles : crise d’identité, d’appartenance, de prise d’action, des conséquences et de moralité. Il est au cœur de deux systèmes idéologiques, le catholicisme et le communisme, qui prétendent démontrer par des explications grandioses le sens de son identité et de ses croyances, ainsi que ses désirs de révolution, de changement, de salut et d’utopie. Tous deux déclarent l’individu comme intrinsèquement coupable (du péché originel ou de désir égoïste) avec un destin tout tracé (que ce soit par la théologie catholique ou l’histoire marxiste). Et pourtant, chacune prétend que l’individu possède le pouvoir d’agir, qu’il doit se démener pour atteindre la rédemption. Le Sympathisant est acculé par ces dilemmes entre le destin et le libre-arbitre, le système et la liberté, la corruption personnelle et l’utopie collective. Son héritage le pousse à agir. Enfant bâtard d’un prêtre français et d’une Vietnamienne, il est divisé entre deux mondes qui n’ont à son égard que mépris raciste ou incompréhension. Sa motivation vient de sa rancœur et de son envie de vengeance, sublimées par son sens de l’humour et de l’absurde.

 

P. — Quelles sont les motivations du Sympathisant, un héros sans nom mais qui nous livre son histoire ?

V. T. N. — Avoir un narrateur dont l’identité même repose sur l’interruption d’une continuité (un « bâtard » métisse), naturellement sceptique, propice à la satire, m’a permis de bousculer les codes. Je n’avais qu’à suivre sa psychologie et ses actes. C’est un réfugié, un immigrant, un espion, un traître, un écrivain, etc. Il adore le capitalisme et la culture américaine, malgré sa dévotion pour le communisme et la révolution. Il a foi dans les explications grandioses, mais remarque les contradictions et les hypocrisies inhérentes à toutes les idéologies. Façonné par tant d’histoires, conscient de la place fragile qu’il occupe à leur intersection, le Sympathisant est la clef d’une histoire complexe mais parfaitement logique. À l’inverse de mon narrateur, je ne suis pas un bourreau des cœurs, un alcoolique, un espion, un traître ou un tueur. Je suis aussi trop jeune pour avoir le moindre souvenir de la guerre ou même du Vietnam. Ce roman n’est pas autobiographique mais le Sympathisant partage certains de mes sentiments et de mes perceptions – exacerbés. Je suis né au Vietnam et j’ai été élevé aux États-Unis. Quand j’étais chez mes parents, j’avais l’impression d’être un Américain infiltré. Quand je sortais de chez eux, je me sentais davantage comme un espion vietnamien sur le sol américain. Je n’avais jamais la sensation d’être à ma place. Le Sympathisant a hérité de ce ressenti de façon bien plus radicale.

 

À propos du livre
Ouvrez-le et vous ne le lâcherez pas ! Vous allez coller aux pas du Sympathisant, espionnant ses faits et gestes, sondant les tréfonds de son âme torturée ! Avril 1975. Saïgon est en plein chaos. À l’abri d’une villa, entre deux whiskies, un général de l’armée du Sud Vietnam et son capitaine dressent la liste de ceux qui prendront place dans les derniers avions qui décollent encore de la ville. Le général ignore que son capitaine est un agent double au service des communistes. Tandis que le général et ses compatriotes exilés tentent de recréer un petit bout de Vietnam en Californie, la taupe observe et rend des comptes dans des lettres codées à son meilleur ami resté au pays. Roman d’espionnage, chef-d’œuvre psychologique, roman engagé, Le Sympathisant est un roman total écrit à l’encre bien sympathique. Tragiquement drôle et/ou drôlement tragique parfois, c’est un roman iconoclaste qui dynamite les codes de la littérature de genre et notre vision de la guerre du Vietnam.

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