Littérature étrangère

Joshua Ferris

Le Pied mécanique

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photo libraire

Chronique de Béatrice Putégnat

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Dans ce second roman sans concessions, Joshua Ferris dresse le portrait d’une Amérique où la maladie et la solitude reflètent la perte du sens et des valeurs de l’American Way of life. Un roman métaphysique où l’auteur sonde les notions d’âme, d’esprit, de corps et de volonté, à l’aune des kilomètres dévorés par Tim dans une déambulation maladive, apparemment sans rimes ni raison.

PAGE : Comment avez-vous eu l’idée du roman et de la maladie de Tim ?

Joshua Ferris : Je ne m’en souviens pas. Je ne voulais pas écrire sur une maladie connue. J’aurais dû faire beaucoup de recherches et de toute façon, les gens auraient su comment cela allait se terminer. Choisir une maladie imaginaire me laissait plus de liberté à moi, et apportait davantage de mystère au lecteur. Cela me permettait de parler de la Maladie en tant qu’idée abstraite. J’ai choisi la marche parce que, souvent, les gens malades ne peuvent plus marcher. Quand on se balade, on voit combien les malades se déplacent difficilement. Dans le cas de Tim, c’est l’inverse. Comment une personnalité si pleine d’énergie peut-elle en même temps être atteinte d’une maladie ?

 

P. : En lisant Le Pied mécanique, on est assailli par les références à la littérature américaine (La Route de McCarthy, Into the Wild, parmi d’autres). Comment revisitez-vous ces thèmes : le voyage, les grands espaces… ?

J. F. : Bien sûr, j’avais en tête La Route et d’autres livres de ce genre qui font partie intégrante de la tradition littéraire américaine. Je m’inscris dans cette lignée du road novel américain. J’avais envie de laisser transparaître ces références à la culture moderne, mais aussi au Roi Lear de Shakespeare. Cela fait partie du voyage. Toutefois, le contexte dans lequel se situe mon intrigue ne correspond plus du tout à l’Amérique. Les États-Unis ne présentent plus la même diversité qu’à l’époque. Ce n’est plus l’Amérique d’Emerson et de Thoreau. Tout s’uniformise. C’est l’Amérique des Wal-Mart de Sam Walton et des McDonald’s de Ray Kroc. Il y a quand même des exceptions. J’ai essayé de dire la vérité sur ce que sont les notions de vie et de mort, sur ce que c’est de vivre aux États-Unis. L’Amérique est un pays où il y a beaucoup de distractions possibles, où l’accès aux loisirs ne connaît pas de limite. Les Américains connaissent le luxe de ne pas avoir à réfléchir aux questions métaphysiques : pourquoi suis-je là ? À quoi je sers ? Quelle est ma raison d’être ? Si on a de l’argent, une famille, une belle maison, des loisirs, tout va bien. Quand on nous enlève quelque chose, les questions existentielles nous écrasent. Le rêve américain et l’Amérique ne préparent pas ses citoyens à la tragédie. Le fantasme du rêve américain cache la tragédie. Quand elle survient, on se demande : « pourquoi moi ? » Comme si chaque Américain était amené à croire qu’il ne connaîtra jamais la maladie, la mort. Dans les pays développés, on pense que la médecine saura répondre à toutes les questions. Alors que de toutes les façons, la médecine reste un art relevant de la science pure et dure et non pas l’inverse. Il y a et il y aura toujours des maladies mystérieuses. La solitude de Tim est absolue et inimaginable face à sa maladie. Il ne trouve de réponses nulle part. La solitude pour les Américains est quelque chose d’inimaginable.

 

P. : Le livre est construit autour d’extraits du poème d’Emily Dickinson « After Great Pain ». Pouvez-vous nous expliquer comment ses vers structurent la progression dramatique du roman ?

J. F. : J’aime le poème d’Emily Dickinson. Il m’a inspiré. Elle dit en vingt mots ce que j’ai été incapable de dire en 300 pages ! Mon livre est aussi une réflexion sur Emily Dickinson. Certains historiens affirment qu’elle avait une maladie de peau et qu’elle restait chez elle non pas pour des raisons émotionnelles ou psychologiques, mais tout simplement parce qu’elle n’avait pas envie d’être vue en public. Quand on lit ses poèmes, leur beauté, leur délicatesse, leur intelligence, on ne peut qu’éprouver du respect et de la compassion à son égard. La souffrance peut être engendrée par toutes sortes de choses : une douleur émotionnelle, une douleur physique, etc. Le livre progresse comme la maladie de Tim, avec des moments où les choses vont mieux, où il y a de l’espoir, et d’autres plus difficiles. J’ai voulu restituer formellement cette progression haletante, l’expérience des hauts et des bas de la maladie, avec ses rémissions et ses aggravations.

 

P. : Le Pied mécanique est une réflexion quasi métaphysique sur le rapport entre le corps, l’esprit, le cerveau. Que nous dit la maladie de Tim à leur sujet ?

J. F. : Le corps gagnera toujours sur l’esprit. Donc la question est : est-ce que l’âme arrivera à triompher de l’esprit ? On parle aussi de la volonté comme réalité métaphysique. Elle implique la possibilité de déterminer son avenir. Il ne reste pas beaucoup de volonté à Tim. La question est : le libre-arbitre existe-t-il vraiment ? La réponse du livre, même si ce n’est pas forcément ce que je pense en tant que personne, est que le libre-arbitre est une illusion. Il est assez désespérant de penser cela. Si, à l’intérieur du roman, tout semble désespéré ou décidé d’avance, on a toujours l’espace nécessaire pour faire quelques choix afin de modifier le cours des choses. On en revient à la prédestination, c’est-à-dire au principe des puritains qui d’Angleterre émigrèrent en Amérique, principe selon lequel les humains sont dès la naissance promis au ciel ou à l’enfer. Malgré tout, la vie sur terre doit respecter les commandements de Dieu. Dans le monde moderne où nous sommes éloignés de Dieu, le problème est de savoir comment se conduire dans la vie, comment trouver le bonheur ou, à défaut, un sens à sa vie alors que le monde s’avère si difficile ?

 

P. : Comment évolue l’entourage de Tim, notamment sa femme, Jane ?

J. F. : Jane a quelque chose d’une girouette. Dans les moments difficiles, elle est toujours dévouée, même si elle ne se montre pas toujours fidèle à son mari. Il est très difficile d’être dévoué, de se consacrer à quelqu’un. C’est normal qu’elle ait la sensation d’échouer dans son dévouement. Pourtant, c’est un succès malgré elle. Et la sincérité qui l’animait lorsqu’elle a prononcé ses vœux de mariage ne saurait être mise en cause. Si on ose un parallèle avec le Livre de Job, la personne qui s’occupe de Job souffre. La maladie affecte autant, si ce n’est plus, les personnes qui entourent le malade. Les problèmes de sa fille et de sa femme résultent de la maladie de Tim, ils sont pour ainsi dire le miroir de cette maladie. Dans le cas de Becka, le problème du poids est intéressant par rapport à la notion de libre-arbitre. Becka veut perdre du poids, elle n’y parvient pas. D’autres subissent des déconvenues analogues, qui se lancent dans des régimes, pratiquent du sport, et pourtant ne perdent pas un gramme. Alors on se dit, qu’est-ce que c’est que ce libre-arbitre ! Si j’ai la volonté de résoudre mon problème – ou ce que je considère comme un problème – pourquoi les solutions se dérobent-elle sans cesse ?

 

P. : Tim souffre d’un mal inconnu, Jane a un cancer, Becka est mal dans sa peau… Est-ce que cela ne fait pas trop pour une seule famille ? 

J. F. : Très souvent, les familles ont un nombre incalculable d’ennuis dont on ne fait pas forcément le compte. Alors un malade qui a un petit problème avec la marche, une alcoolique, une fille boulimique, c’est presque l’ordinaire.

 

P. : En lisant votre livre, j’ai pensé à La Métamorphose de Kafka. Tim subit une véritable métamorphose physique et psychique. Son corps et son esprit partent en morceaux. Il construit son propre langage. Peut-on parler d’une dimension fantastique ?

 

J. F. : Fantastique… j’aime bien cette interprétation. Je la prends comme un compliment. Ce qu’il y a de remarquable dans La Métamorphose, c’est l’efficacité avec laquelle Kafka saisit la conscience des insectes. De la même manière, le corps de Tim devient un personnage à part entière avec sa propre manière de penser, comme s’il était doté d’une conscience. Un écrivain est obsédé par le besoin de donner des noms aux choses, de trouver le mot juste. La solitude de Tim est illustrée par son incapacité à donner un nom à ce qui l’afflige. Alors il discute avec la maladie, avec l’ennemi intime… à défaut de se trouver d’autres interlocuteurs.

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