Essais

Bérénice Levet

Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt

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photo libraire

Chronique de Raphaël Rouillé

Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès (Saint-Christol-lez-Alès)

Disparue en 1975, Hannah Arendt laisse derrière elle une œuvre exigeante intimement liée à l’événement, au réel et qui pourtant ne cesse de nourrir le monde contemporain. Tandis que les éditions Fayard publient ses Écrits juifs, parmi lesquels plusieurs inédits, d’autres interrogent sa vie, ses textes et tout ce qui a pu irriguer sa pensée féconde.

Un itinéraire aide souvent à expliquer une pensée. Publiée pour la première fois en France en 1986, puis rééditée en 1999, la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl sort aujourd’hui en collection « Pluriel », revue et corrigée. La biographe rappelle notamment que le premier tournant dans l’itinéraire personnel et intellectuel d’Hannah Arendt est sa rencontre avec Martin Heidegger en 1924. Encore naïve et détachée des choses de ce monde, elle se trouve prise dans une révolution sans caractère politique, mais d’un vif intérêt puisque Heidegger, en jeune meneur de 35 ans, inaugure un nouveau régime philosophique. Elle tombe en admiration devant l’homme et noue avec lui une relation secrète et passionnée qui laissera des traces tout au long de son parcours. Élève de Husserl, puis de Karl Jaspers, Hannah Arendt se marie à Günther Anders en 1929, alors jeune philosophe allemand. Elle divorcera en 1937. Durant l’année 1933 elle prend conscience de son identité juive et Kurt Blumenfeld, président de l’organisation sioniste, la charge d’une mission illégale visant à recueillir les témoignages de la propagande antisémite. Arrêtée puis relâchée par la Gestapo faute de preuves, elle quitte l’Allemagne avec sa mère. Dès lors, son aide aux réfugiés puis aux rescapés juifs ne va jamais cesser. Militante en France aussi bien qu’à New York où elle finira sa vie, elle publie Les Origines du totalitarisme en 1951, puis Condition de l’homme moderne en 1961. Tout au long de sa vie, Hannah Arendt sera entourée d’artistes, d’écrivains, de poètes. Si bien que Béatrice Levet a choisi d’entrer dans son œuvre par la voie esthétique. Dans son Musée imaginaire d’Hannah Arendt , elle note l’importance pour l’écrivain politique (Arendt préférait ce terme à celui de « philosophe ») de l’œuvre d’art en tant qu’« objet de pensée ». Elle précise aussi que c’est en écoutant Haendel qu’Hannah Arendt a eu la première fois l’intuition de la fécondité philosophique. Arendt soutient par ailleurs que « la source immédiate de l’œuvre d’art est l’aptitude humaine à penser ». Elle consacrera un livre entier à la Pensée , dans lequel elle insiste sur les affects, trop souvent étouffés, et sur la corrélation entre imagination et compréhension, inséparables selon elle, et qu’elle confronte au phénomène totalitaire. Lectrice attentive de Platon, Aristote, Machiavel, Hobbes ou Rousseau, elle admire Kafka, Faulkner, Dostoïevski, Karen Blixen ou Nathalie Sarraute. Son intérêt pour la peinture et l’art de manière générale sont sans limites et elle fréquente beaucoup les musées. Ses écrits, relève Béatrice Levet, sont comme des « objets de pensée » et faire l’inventaire de ses lectures montre qu’elle souhaitait avant tout sauver La vie de l’esprit , formule qui est aussi le titre d’un livre où elle retrace l’élaboration éthique de sa vision de l’histoire et du politique. Ses Écrits juifs, classés par décennie de 1930 à 1960, regroupent la totalité des écrits qu’elle a consacrés aux « affaires juives ». Loin de partager l’objectif sioniste d’établissement d’un État-nation juif, Hannah Arendt milite pour un système de gouvernement fédéral comme alternative à la « balkanisation » de la région. Les textes présentés sont souvent des réactions à des événements. Lorsqu’elle est attaquée en tant que juive, elle se défend toujours en termes d’attaque et le discours ou l’écriture sont des armes bien plus tranchantes dans les mains d’une intellectuelle que toutes les violences sans résonance. L’antisémitisme, le procès Gustloff, les cercles privés, la jeunesse, la question des minorités, la morale de l’histoire, l’échec de la raison, la paix ou l’armistice au Proche-Orient, la controverse autour d’Eichmann : voilà quelques thèmes abordés dans cet ouvrage. Pour Hannah Arendt, on le voit bien, penser c’est vivre et vivre c’est penser, ces deux termes semblent indissociables. Parfois au bord du précipice, entre prises de risques et prises de positions, elle n’a cessé de mener cet affrontement avec le monde. Il en jaillit un raisonnement profond, une pensée en mouvement, libre de tout contrôle.

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