Bande dessinée

Lisa Mandel

La Fabrique pornographique

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photo libraire

Chronique de François-Jean Goudeau

Etablissement Scolaire ESTHUA - Université d'Angers (Angers)

La bande dessinée n’en finit plus d’explorer et de s’emparer des différents champs de la connaissance. La nouvelle collection de Casterman, «Sociorama », codirigée par l’auteure Lisa Mandel, est l’un des heureux témoins de cette évolution.

Ce nouveau terrain de jeux et d’enjeux sociaux et militants a été imaginé par Yasmine Bouagga, chargée de recherche au CNRS, et par la créatrice des inoxydables Nini Patalo (série jeunesse publiée chez Glénat) et Libre comme un poney sauvage (Delcourt, « Shampooing »), à la suite d’un séminaire « Sciences sociales et bande dessinée » qui s’est tenu en 2012-2013. De ce séminaire naîtra un collectif, « Socio en cases », qui, désormais, constitue le comité scientifique surveillant et validant l’adaptation en bande dessinée des résultats de recherches de cette collection née en 2016. Une déclinaison séquentielle qui ne prend pas exactement la même forme que l’excellente entreprise de vulgarisation du travail des Pinçon-Charlot sur la grande bourgeoisie, menée par Marion Montaigne au sein de son livre Riche : pourquoi pas toi ? (Dargaud), puisque l’idée est ici d’offrir de pures fictions dans un environnement sociologiquement juste, à partir de thèses, d’enquêtes, d’essais réalisés par de jeunes sociologues qui traitent de la France d’aujourd’hui. Lisa Mandel résume très bien le concept : « un minimum de blabla, un minimum de théorie et un maximum de terrain ». Une formule qui fait mouche car, toujours selon ses mots, ce n’est pas de la « sociologie illustrée » que nous lisons, mais bien des « aventures » où nous sommes à la fois capables de nous identifier à ses narrateurs immergés dans des environnements qui nous sont souvent étrangers (le microcosme du transport aérien, les dragueurs de rue, le statut des caissières dans la grande distribution), tout en apprenant à observer et appréhender en profondeur des problématiques sociétales. Les deux premiers titres – Chantier interdit au public de Claire Braud, d’après une enquête de Nicolas Jounin, et La Fabrique pornographique de Lisa Mandel, d’après une enquête de Mathieu Trachman – nous proposent, eux, de se mettre d’abord dans la peau de sans-papiers exploités par les agences intérimaires (puis les entreprises et leurs personnels embauchés) dans l’univers impitoyable du BTP, puis celle d’acteurs de l’industrie – non moins impitoyable ! – du film pornographique. Le résultat est étonnant par son absence de manichéisme et par l’empathie ressentie pour ces personnages, nouveaux esclaves du capitalisme contemporain. Chacune des dessinatrices propose ainsi un regard tendre sur des femmes et des hommes aux prises avec des microsociétés pourtant âpres, tout en faisant preuve d’une nuance et d’une distance très délicates ; un recul que Lisa Mandel dit avoir appris en écrivant HP (deux tomes publiés à L’Association), bande dessinée remarquable sur les infirmiers en milieu psychiatrique, « s’effaçant au profit des témoins, des narrateurs du récit ». Claire Braud, que l’on avait découverte et appréciée pour ses opus fantaisistes et inclassables Mambo et Alma (L’Association), délivre aussi une histoire touchante qui ne « sent » ni le reportage, ni le document. C’est pourquoi je vous prescris avec enthousiasme ces petits formats, accessibles dans tous les sens du terme, qui sont un pont bienvenu et réussi entre le roman graphique et le livre scientifique. Deux nouveaux titres vous attendront chaque trimestre : prenez rendez-vous avec votre libraire.

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