Littérature étrangère

Jonathan Dee

Ceux d’ici

illustration

Chronique de Stanislas Rigot

Librairie Lamartine (Paris)

Magistral roman choral sur le désenchantement américain, Ceux d’ici explore les multiples fissures d’une société américaine, détournant les idées préconçues, enfonçant les clichés le long d’une histoire à la maîtrise ébouriffante, aux effrayants effets de miroir. Il est urgent de voter Jonathan Dee !

PAGE — Commençons par la question de la poule et de l’œuf : est-ce qu’une ville avec ce contexte particulier d’une population scindée en deux vous a donné l’idée d’écrire Ceux d’ici ou est-ce que votre idée de roman a trouvé son cadre avec une ville ?

Jonathan Dee — Je préférerais dire qu’il s’agit d’un ensemble de villes du Sud-Ouest du Massachusetts – je veux parler de Great Barrington, Lenox, Sheffield, Egremont, des petites villes à côté desquelles j’ai grandi et donc des endroits que je connais bien – qui m’ont donné l’idée de cette ville de Howland, ville imaginaire dans laquelle se déroule le roman.


PAGE — De nombreux personnages sont au cœur du récit : aviez-vous eu dès le départ l’envie de raconter cette histoire sous la forme d’un roman choral ?

J. D. — Oui. Lorsque j’ai commencé à écrire Ceux d’ici, je voulais écrire un roman en quelque sorte décentralisé, désaxé, un roman dont le point de vue serait celui non d’un personnage mais d’une population, agrégée. Mais si le livre devait malgré tout avoir un personnage central, il s’agirait probablement de Mark Firth ; cependant, même lui est absent de l’histoire pendant de longues séquences et un grand nombre de protagonistes ne le connaissent absolument pas. Sinon, l’autre personnage principal pourrait être Philip Hadi mais il s’agit d’un personnage décentralisé à sa façon : il est parfois bien plus présent quand il n’est pas là.


PAGE — Vous avez construit votre histoire avec de nombreuses ellipses. Cela voulait-il dire que la première mouture de Ceux d’ici faisait 10 000 pages ? !

J. D. — Non, Dieu merci. Mais j’écris d’une certaine manière à l’aveugle, tout spécialement dans les premières étapes. En fait, je m’assois pour écrire sans plan précis, sans contours, simplement avec une idée du personnage et de la direction d’ensemble. Il est vrai qu’il en résulte de nombreuses pages, de nombreuses scènes et celles-ci finissent par être enlevées après une ou deux réécritures. Comme un échafaudage entourant un immeuble en construction, une fois enlevé, on a l’impression qu’il n’a jamais été là.


PAGE — Ce roman permet d’expliquer de nombreuses choses sur les raisons de l’élection de Donald Trump. Or Ceux d’ici a été écrit avant celle-ci. Qu’avez-vous ressenti alors ?

J. D. — Je comprends qu’il sera dorénavant difficile pour le lecteur de ne pas interpréter le roman comme une parabole autour de la montée de Donald Trump mais ce n’est pas le cas car cela ne pouvait pas l’être. J’ai commencé à écrire ce roman en 2013 et jusqu’à la nuit de l’élection, comme pour des millions de mes compatriotes, je considérais que Donald Trump président était une vision de cauchemar qui ne pouvait en aucune manière devenir réalité.


PAGE — Comme chacun de vos romans, Ceux d’ici s’ouvre sur une éblouissante introduction : comment abordez-vous cette phase d’écriture ?

J. D. — C’est extrêmement important pour moi. Je suis obsédé par les débuts. Souvent, il s’agit d’une petite idée sur l’ouverture qui ne me quitte pas, allant en général à contresens (par exemple, avec Les Privilèges, c’était : « et si au lieu de clôturer le récit par un mariage je l’ouvrais avec ? »). Cela provoque l’étincelle dont j’ai besoin pour débuter l’écriture, pour m’attaquer aux premières étapes d’un voyage qui, je sais, va durer des années.


PAGE — ll semblerait que votre écriture recèle des influences européennes. Pouvez-vous nous en parler ?

J. D. — Comment un auteur, avec une connaissance de l’histoire de son propre art, peut-il ne pas avoir des influences européennes ? Tous les éléments du roman moderne (la définition des personnages non par l’action mais au travers de leur intériorité, la séparation de l’idée que le personnage se fait de lui-même et du rôle qu’il joue dans le monde, les manières dont même la voix la plus intime d’une personne est façonnée par les forces de la culture de masse), toutes ces idées sont des créations essentiellement européennes. J’aime dire à mes étudiants en écriture que 75 techniques qu’ils pensent inventer ont été inventées par Flaubert il y a 150 ans de cela. Mais si vous recherchez des influences européennes plus directes dans Ceux d’ici en voici une : Germinal de Zola, un roman décentralisé aussi à propos d’une petite ville dans laquelle les pressions sociales et économiques échouent à mettre en évidence les qualités de chacun. C’est un immense roman, un ensemble épique qui se tient en équilibre sur la tête d’une épingle, gênant par endroits mais ses défauts sont excusés par son ambition, comme j’espère Ceux d’ici.


À propos du livre
Bienvenue à Howland, Massachusetts, petite bourgade paisible au nord-est de New York. Les locaux y vivent doucement et profitent, un peu, de la manne amenée par les richissimes vacanciers qui viennent passer week-ends et vacances dans leurs résidences secondaires au contact de la nature, la vraie. Alors que le 11 septembre laisse l’Amérique sonnée, dans la crainte d’autres exactions, certains hommes d’affaires, tel le puissant et mystérieux Mr Hadi, décident de prendre leur distance avec la métropole. Ce dernier demande à Mark, entrepreneur du cru, de transformer sa villa en maison principale, en renforçant notamment la sécurité du lieu. La rencontre entre les deux hommes bouleversera la vie de la petite ville de Howland à jamais. Jonathan Dee passe d’un habitant à l’autre, ausculte les espoirs et les angoisses dans un vertigineux récit dont l’intelligence n’étouffe jamais l’émotion et la sensibilité. L’équipe de Mad Men ne s’y est d’ailleurs pas trompée : elle vient de mettre une option sur les droits du livre.

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