Littérature française

Yanick Lahens

Bain de lune

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photo libraire

Chronique de Michel Edo

Librairie Lucioles (Vienne)

Le roman de Yanick Lahens s’empare du lecteur dès les premières lignes, bouillonnantes de désir et de colère mêlés. On croit connaître Haïti – misère, violence et vaudou – mais que savons-nous vraiment, vu d’ici, avec notre regard d’Occidental ? Rien. La lecture de Bain de lune y remédie, hors des clichés, pour nous emmener dans ces endroits où l’œil ne va jamais.

Après une tempête, un homme découvre le corps d’une jeune femme échouée sur la plage. Elle est brisée et, pourtant, sa voix va s’élever pour nous raconter comment un siècle d’histoire familiale dans les montagnes d’Haïti l’ont amenée là. Cela commence par la rencontre, presque mythologique entre Tertulien Mesidor et Olmène Dorival. Leur union charnelle crée un lien entre ces deux familles sans pour autant gommer les terribles ressentiments qui les opposaient. À travers leur histoire et celle de leur descendance, Yanick Lahens nous conte la tragédie d’un village pris entre ses traditions, ses croyances et les bouleversements politiques du pays. C’est une histoire de femmes assujetties à la volonté des hommes, d’hommes menés par leur désir, la vengeance et le pouvoir. L’histoire de ceux qui ont cru aux mirages des bouleversements politiques, aux sirènes de la ville et de l’ailleurs, l’histoire d’une communauté déchirée par des rancœurs ancestrales et pourtant unie par son profond attachement au sol et aux traditions.

 

Page — La première chose que je me suis demandée après avoir terminé le livre, c’est si la forme qu’il a prise, cette fresque familiale qui balaie un siècle, était née à la suite de La Couleur de l’aube (Sabine Wespieser) ?
Yanick Lahens — J’aime beaucoup que la première question soit littéraire. J’ai avant tout tenté de créer un monde. D’entraîner le lecteur dans la ronde de mes obsessions, de mes interrogations. De le tenir par un récit et de ne pas le lâcher. De le dérouter peut-être. Dans La Couleur de l’aube, j’avais contracté la narration sur vingt-quatre heures, alors que dans Bain de lune je traverse un siècle et quatre générations. La contraction convenait au récit de La Couleur de l’aube, alors qu’une saga ne peut se dérouler que dans l’étirement du temps. Entre les deux romans, il y a eu Failles (Sabine Wespieser), mon récit autour du tremblement de terre, puis Guillaume et Nathalie (Points).

Page — Pourquoi avoir choisi de situer l’histoire si loin de la ville, si loin que les événements qui secouent le pays n’arrivent que tard aux habitants d’Anse Bleue ?
Y. L. — Après la ville, je voulais aller vers le monde paysan. Délaissé. Méconnu. La ville est devenue une thématique presque obligée. C’est vrai aussi que le monde rural se réduit dans les pays du Sud et, avec les mouvements migratoires du Sud vers le Nord, les terres d’accueil ont valorisé la réflexion et la création littéraire sur le passage, l’exil. Politique et économique, l’exil se transforme ensuite en errance et appartenance multiple ; il est l’entre-deux, le carrefour. Des œuvres remarquables ont traité de cette rencontre des mondes et ont renouvelé la problématique de l’identité. Moi, j’ai voulu aller vers le monde paysan, vers ceux qui structurent leur façon de voir le monde à partir du religieux. J’ai fait beaucoup de visites de lieux. J’ai beaucoup discuté avec des amis, historien, sociologue, anthropologue. J’ai beaucoup lu aussi et écouté, encore et encore, des émissions où des prêtres et des prêtresses vaudou parlaient et passaient en boucle des chansons. J’ai beaucoup interrogé. Précisément pour creuser l’énigme de la distance. Car la distance sociale en Haïti est une distance culturelle.

Page — On dirait que la violence, qui, en ville, explose spontanément, arrive si sourdement ici qu’elle se mêle à d’autres violences, d’autres haines, ancestrales celles-là, et qu’il devient impossible de les démêler.
Y. L. — Il est toujours compliqué de dire la violence dans un texte qui tourne autour d’Haïti, car les mots parviennent au lecteur occidental par le prisme des clichés. Dans le roman, les violences de la ville finissent par se mêler aux violences rurales. Les violences de la ville sont toujours surdimensionnées par l’œil étranger, car quand on regarde l’infime nombre de policiers dans une ville qui frôle, avec ses faubourgs, les trois millions d’habitants, il y a proportionnellement très peu de violence. Quant au milieu rural, il est quasiment dépourvu de ces hommes que l’on dit de l’ordre et de la justice. Il y a une autorégulation qui permet à ces espaces de se maintenir dans une relative tranquillité. Je m’évertue toujours dans mes œuvres à ne présenter Haïti ni comme un cauchemar, ni comme une carte postale, mais comme un lieu où se déploient la respiration, la palpitation, les joies, les peines, les faiblesses et les grandeurs de l’humaine condition.

Page — Ce lien de domination et d’alliances qui unit et déchire les Mesidor et les Lafleur est-il le symbole d’un pays marqué à jamais par son passé esclavagiste ?
Y. L. — Oui, c’est une société encore marquée par l’esclavage, où se perpétue l’éternel dialogue de sourds entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, les Créoles et les Bossales. Je parle d’abondance dans mon récit Failles consacré au tremblement de terre. Les failles géologiques n’ont fait que mettre en évidence les autres failles, sociales, économiques et politiques. Mais là encore, je me demande s’il y a seulement la fatalité comme réponse. Il existe sûrement une stratégie de survie plus sophistiquée et qui ne fait pas de l’espoir la seule réponse.

Page — Vous avez voulu la scène originelle comme un coup de foudre, où la femme croit un instant avoir dompté le désir de l’homme par son propre désir. C’est presque la seule scène où l’homme et la femme sont à égalité. Et puis l’homme, après avoir pris ce qu’il désire, s’en va sans même regarder derrière lui. Telle est la situation des femmes en Haïti aujourd’hui ?
Y. L. — Je pense que les femmes ont bien plus de pouvoir que vous le dites. Ermancia, comme la majorité des femmes en milieu rural, maîtrise le commerce, donc les finances de la famille. C’est elle qui va sur les marchés vendre des denrées, elle aussi qui décide des achats à rapporter. Elle est l’élément de liaison des deux mondes. Ermancia et Cilianise sont loin d’être des femmes soumises. Elles jouissent certainement de plus d’autonomie que les femmes des couches moyennes urbanisées, qui sont déjà dans un schéma de domination à l’Occidental.

Page — Est-ce que l’espoir se situe dans la confiance retrouvée entre les hommes et les femmes, entre les politiques et le peuple ?
Y. L. — La question que vous posez est au cœur du débat de société en Haïti. C’est le seul vrai projet, le seul pari à relever. Si à travers cette fresque littéraire j’ai pu vous le faire sentir, c’est bien.

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