Les écrivains voyageurs
Timothée Demeillers en Croatie/Serbie...
… Il versait ce dimanche. Un dimanche emmitouflé au cœur du triste mois de novembre. Sous un ciel uniformément gris. Tumultueux comme un linge sale et rugueux, prêt à engloutir la ville dans ses ténèbres aqueuses. Une pluie grasse ruisselait sur une Zagreb assoupie. Je courais, glissant maladroitement dans mes chaussures en cuir, enfilées pour l’occasion sur les pavés rendus gluants, en direction de Glavni Kolodvor, la gare centrale de Zagreb où les verrières safranées m’offrirent un abri bienvenu.
« J’avais postulé à la résidence du programme Stendhal pour remonter le cours du temps et tenter de retrouver […] la trace de ce fils parti se battre dans un conflit à l’autre bout de l’Europe et qui n’en était jamais revenu. »
Mon train partait à 8h08 et j’étais en avance. Je commandai un café dans l’un de ces stands où s’étageaient des marchandises bigarrées, trop sucrées et trop criardes. Le café brûlant fit fondre la fine paroi de plastique blanc. Je m’engouffrai dans un wagon royalement vide. Le vieux train se mit en branle dans un toussotement saccadé. Derrière les vitres zébrées par l’averse, le panorama défilait, indifférent à l’appréhension naissante qui enflait en moi. D’abord les banlieues grises, le ciment suintant et, subitement, les plaines champêtres coiffées de robustes maisons en parpaings, aux toits de tuiles ocre. Une heure plus tard, je descendis dans une gare qui semblait abandonnée, en lisière de la ville provinciale. Le but de mon voyage. De la station, il fallait encore marcher un peu, passer un hypermarché de marque allemande, traverser une quatre-voies déserte et longer un échangeur routier jusqu’au quartier de pavillons défraîchis, seule oasis de vie dans cette zone d’activité sinistre.
C’est là qu’elle habitait. Au numéro un de la rue. Dans une maisonnette minuscule à l’ombre du cerisier noueux, rendu presque noir par toute cette flotte. Les jappements du chien m’accueillirent, un caniche aveugle que la sonnette sortit de sa torpeur. Puis elle sortit à son tour, tout de noir vêtue, portant le deuil, vingt-sept ans après. L’air grave, elle me fit signe d’entrer dans ses intérieurs. Il me fallut un peu de temps pour m’habituer à l’obscurité et l’air épaissi de fumée de cigarette en suspension. Sur une commode, un portrait encadré à la mémoire de son fils : je sus que j’étais arrivé.
C’est sûrement un peu pour la rencontrer que j’avais postulé à la résidence du programme Stendhal. Pour remonter le cours du temps et tenter de retrouver sa trace, la trace de ce fils parti se battre dans un conflit à l’autre bout de l’Europe et qui n’en était jamais revenu. Son fils au regard si singulier, aux pattes d’oie malicieuses et au visage rieur, décampé de France pour s’embourber dans la première boucherie des guerres yougoslaves. Son fils devenu contre sa volonté martyr d’une bataille qui lui était totalement étrangère et elle, sa mère, venue s’enraciner en Croatie pour honorer sa mémoire et tenter de retrouver son corps, oublié quelque part dans les vastes étendues céréalières de Slavonie, pour lui offrir un repos mérité.
D’un sourire las elle me fit signe de m’asseoir. Elle me demanda si je voulais du sucre dans mon café et posa la tasse sur la nappe cirée. Elle s’installa face à moi et commença son histoire.