Beaux livres

Années front populaire : avoir droit au bonheur

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✒ Emmanuelle George

(Librairie Gwalarn Lannion)

Travailleurs, depuis quatre-vingts ans, les congés payés ponctuent de bouffées d’oxygène de longues semaines de labeur. Deux textes, celui de Nicolas Rey et de Didier Daeninckx, invitent à jeter un regard touchant et averti sur ce bouleversement social. Au programme, amitié et amour, farniente ou sport.

« Gloire à la sieste ! 1936 ! Ne rien faire. Ou l’inverse ! Faire des choses, enfin. Vivre. Respirer. » C’est ainsi que débute le court et pétillant texte que Nicolas Rey publie dans la collection « Incipit » des éditions Steinkis, une collection qui rend hommage aux premières fois de notre Histoire collective. Pour ne pas oublier. Se remémorer et rappeler aux jeunes générations que rien ne se fait en un jour et que, d’une certaine manière, « le Front populaire est une longue histoire d’amour ». D’amour dont il est question ici. Entre Emma, « la chichiteuse fille de bourgeois », et Marius, le fils d’ouvrier, le temps d’un été, sur la plage de Deauville. L’été de tous les possibles. En théorie, c’est bien, c’est beau. Mais en réalité, entre la bourgeoisie et le prolétariat, le mépris peut-il être atténué par l’innocence et la sincérité de l’amour, par quelques heures de flirt et de liberté ? Aux éditions Gallimard, dans un élégant ouvrage, Didier Daeninckx donne vie et voix aux amis et proches que France Demay, ouvrier et sportif amateur du Pré-Saint-Gervais, a photographié dans les années 1930. À travers un entretien fictif avec Ginette Tiercelin, héroïne pétillante et énergique, il donne à entendre l’énergie débordante et l’enthousiasme irrésistible d’une tribu de jeunes gens pour le sport, l’amitié, l’amour et la liberté. La victoire du Front populaire aux élections législatives ? Quarante heures de travail hebdomadaire ? Des congés payés ? Voilà nos jeunes banlieusards, sportifs et fêtards, au comble du bonheur. Rencontres et meetings sportifs se multiplient. En écho se succèdent les très éloquentes et poétiques photographies de France Demay, « un amoureux de l’image, un amateur éclairé ayant le sens de la composition du cliché ». Ici point de portrait de famille guindée, mais des photographies « narratives », où les sourires, les regards, les mouvements, et même les pauses amusées témoignent d’un regard singulier sur les changements de société et certains moments clés des années 1930. On grimpe aux flancs des montagnes, on s’initie à la glisse avec des équipements de fortune, on s’octroie une pause après la baignade, autour d’un pique-nique. Plus loin, on prend le train, on campe. Avec technique, on saute en hauteur, on joue au volley, au basket. On encourage les copains. Pour l’athlétisme, les équipes partent même en déplacement. Pourquoi ne pas participer à l’Olympiade populaire de Barcelone pour « répondre aux jeux gammés de Berlin » ? Mais le coup d’État de Franco met fin au rêve. L’exposition universelle à Paris en 1937 marque encore les esprits. La conscience politique de la jeune tribu se renforce. Mais le désir de vivre et l’amour sont plus forts. Il se dégage du livre un rare et troublant parfum de bonheur. Dans ce récit illustré d’environ soixante-dix photographies prises entre 1933 et 1939 par France Demay, Didier Daeninckx célèbre la vie, l’art, les années Front populaire, avec un enthousiasme inspiré, une gravité éclairée, une belle justesse de ton.