Essais

Réinventer le langage

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RR

✒ Raphaël Rouillé

(Bibliothèque/Médiathèque de Saint-Christol-lez-Alès Saint-Christol-lez-Alès)

Sans cesse en mouvement, le langage n’a peut-être de sens que dans une dynamique, un geste continu qui remet continuellement en question ce qui précède en le sublimant, en le réinventant parfois. Deux ouvrages s’intéressent, chacun à leur manière, aux origines – de la langue, de l’Histoire – pour repousser leurs limites, leurs frontières, comme une façon de réaffirmer que rien n’est immuable.

Rédigé dans les années 1304-1305, De vulgari eloquentia (le Vulgaire illustre) de Dante n’est quasiment pas lu pendant plus de deux siècles. Il revoit le jour au début du xvie siècle et sera au cœur des débats sur les langues qui agitaient les humanistes de l’époque. Cette nouvelle traduction, dirigée par Irène Rosier-Catach, nous rappelle la genèse et la fonction de ce traité. Dante souhaitait en effet constituer une règle et une mesure pour tous les parlers d’Italie, ce fut la tâche du Vulgaire illustre : illuminer ces parlers, les guider et les freiner, c’est-à-dire proposer une voie originale pour concilier le besoin d’unité (politique, linguistique) et l’incontournable diversité qui marquent les affaires des hommes. L’Un devait éclairer tous les usages multiples. Donnant au poète une fonction essentielle dans la cité, le traité de Dante est une variation, une unité linguistique d’un nouveau genre qui a, d’une certaine façon, repoussé les limites du langage en proposant une manière de dire et de parler propre à réinventer la langue selon le principe du bon plaisir.
Cette réinvention, cette reconstruction se retrouve aussi à l’œuvre dans le très beau livre de Florence Dupont intitulé Rome, la ville sans origine. En repensant l’idée contemporaine d’identité nationale à partir de l’Antiquité romaine, l’auteur la déconstruit également, s’appuyant notamment sur l’Énéide de Virgile, qui passe pour célébrer l’identité romaine à travers une épopée consacrée à l’ancêtre de Romulus et à la famille de César et d’Auguste. Aux origines de Rome, écrit Florence Dupont, « il n’y a que des histoires grecques ». Elle montre que les récits sur les origines de Rome sont multiples et que la reconstitution, happée par notre désir de mythes ancestraux, est parfois une merveilleuse illusion. Indiquant comment Rome n’a été « qu’une cité grecque comme les autres » (aucune existence de contre-modèle politique culturellement équivalent à la polis en Méditerranée), l’auteur situe le récit de la fondation romaine dans la constellation des cités hellènes. « Les récits de fondation constituent un espace idéologiquement unifié », précise-t-elle. L’identité romaine se situerait plus dans la langue et les noms que dans les origines et les récits de fondation. Elle se serait ensuite constituée par différenciation, séparation progressive des autres Grecs, mais « pour que les Grecs deviennent l’Autre, il avait fallu que les Romains inventassent la Grèce ». L’ouvrage insiste sur la faculté d’invention de la langue, du langage et leurs mutations, de l’Un vers le multiple.
Si l’origo est un métissage, alors la multiplicité est la seule capable d’en rendre compte, tout comme la multiplicité des usages, du plus savant au plus populaire, permet à Dante de penser l’usage du vulgaire en l’opposant au latin, langue des lettres. Ce mouvement étire la complexité du langage pour en percer le sens. Ce faisant, il le réinvente, comme un geste continu et fragile, comme un mouvement vif et inspiré de la pensée.